L'ARCHITECTURE RURALE EN PIERRE SÈCHE DE LA FRANCE

The drystone rural architecture of France

Christian Lassure et Jean-Michel Lassure

Le texte qui suit est en quelque sorte le texte fondateur du CERAV et de sa revue. Publié en 1977 en tant qu'éditorial de la revue L'Architecture rurale en pierre sèche (devenue en 1981 L'Architecture vernaculaire), il dressait à cette date un tableau général du domaine concerné à partir des investigations bibliographiques et des recherches de terrain effectuées par les deux auteurs. Mais surtout, il fixait, à l'intention des spécialistes, un certain nombre d'orientations à suivre dans l'espoir de faire avancer les connaissances sur un phénomène dont la profonde singularité tant historique qu'architecturale était ressentie par tout un chacun. Un quart de siècle plus tard, il convient de lire ce texte en ayant à l'esprit la situation de l'époque et en le confrontant aux réalités actuelles.

This article is to some extent the founding stone of the CERAV and its journal. Published as the leading article of volume 1 of the journal L'architecture rurale en pierre sèche (to be renamed L'architecture vernaculaire in 1981), it provided an overview of the state of the art at the time using the bibliographical investigations and the field research carried out by its authors. But above all, it set out a number of guidelines destined for specialists and aimed at expanding our knowledge of a phenomenon, the distinctive historical and architectural singularity of which was perceived by all and every one. A quarter of a century later, the text should be read bearing in mind both the situation prevalent at the time and the current reality.

Voilà près de trois quarts de siècle que paraissent communications, articles, monographies et publications diverses sur ce qu'il est convenu d'appeler l'architecture de pierre sèche. Et pourtant, c'est en vain que tout chercheur nouveau venu en ce domaine s'efforcerait de trouver :

- une bibliographie exhaustive couvrant l'ensemble de la France et, à défaut, des bibliographies régionales (exception faite pour le Quercy et le Périgord depuis 1976 (1)) ;

- une analyse précise et détaillée des procédés architecturaux (voûte encorbellée et voûte clavée) dont relèvent les manifestations de cette tradition de bâtir ;

- un répertoire complet des termes génériques et des appellations fonctionnelles ou descriptives désignant localement ces manifestations ;

- des inventaires exhaustifs, comportant le relevé graphique et la description de chaque édifice recensé, au niveau de la commune et, a fortiori, à ceux du canton et du département (exceptions faites, depuis1976, de la commune de Livernon dans le Lot – quoique les relevés n'aient pas été inclus dans la publication finale (2) – et, depuis 1974-1975, d'une partie bien délimitée de la commune de Laroque-des-Arcs dans le Lot (3)) ;

- une carte de répartition de ce type d'architecture pour l'ensemble du pays ; il n'existe que de rares cartes régionales plus ou moins précises, telles celles du pays d'Apt en Provence (4), du département de l'Hérault (5) ou encore du causse de Limogne dans le Lot (6).

Il est clair que l'ensemble de ces lacunes est source non seulement de difficultés d'approche pour le chercheur novice mais encore de lenteurs dans la progression pour le spécialiste confirmé. Il importe donc d'examiner, outres les causes d'une telle situation, les remèdes susceptibles d'y être apportés.

Et pour commencer, l'initiative primordiale qui s'impose est d'établir, de constituer l'architecture de pierre sèche comme champ d'investigation propre, comme domaine d'étude à part entière, qui ne soit plus un simple appendice de l'architecture rurale. Pour ce faire, la meilleure solution est celle de lancer une revue qui serve d'instrument rassembleur, moteur et coordinateur des recherches, qui permette une diffusion plus vaste et un accès plus facile à celles-ci que le bulletin de société savante, le journal du dimanche, les actes de congrès, la monographie locale ou encore l'inventaire régional des belles maisons rurales.

Une telle initiative suppose qu' 'au préalable ait été défini avec précision ce qu'est l'architecture rurale de pierre sèche.

C'est tout d'abord une architecture, en tant que l'on a affaire à une activité de construction qui s'est concrétisée dans des édifices caractérisés par des procédés de couvrement spécifiques (voûte à encorbellement et à inclinaison, voûte de claveaux) et dotés d'une plastique originale.

C'est ensuite une architecture fondamentalement rurale, de par son implantation dans les campagnes, ses fonctions agricoles ou pastorales et son mode d'utilisation principalement temporaire.

C'est enfin une architecture de pierre sèche car le matériau d'élection en est la pierre, extraite du sol en liaison avec les activités agricoles, et assemblée à sec, sans mortier, par économie de moyens.

Mais c'est aussi une architecture populaire et anonyme, en ce sens qu'elle est l'œuvre non pas d'architectes (comme c'est le cas des bâtiments religieux, militaires et civils) mais de paysans ou de maçons anonymes détenteurs d'une tradition d'autoconstruction.

À ces divers titres, elle prend place à côté des autres architectures populaires (architectures de bois, de branchages, de pisé, de torchis, de clayonnage, etc.), sans en partager, toutefois, la nature éphémère, grâce à la meilleure conservation de son matériau propre.

À ces caractéristiques fondamentales, s'ajoute à présent le fait qu'il s'agit d'une architecture du passé, dont la tradition, interrompue depuis le tournant du XXe siècle, avait connu, aux XVIIIe et XIXe siècles, un essor spectaculaire lié à la forte croissance démographique des campagnes, à l'occupation maximale des terroirs et au morcellement de la propriété. La connaissance des procédés, des formes et de l'extension de cette tradition de bâtir au Moyen Âge et aux XVIe et XVIIe siècles reste encore à préciser, ainsi que les époques d'apparition, les voies et les modes de diffusion et les phénomènes de convergence.

Notre domaine d'étude étant défini dans ses caractéristiques principales, il reste à préciser dans le détail ce que sont les constructions en pierre sèche aux divers plans de la terminologie et de l'implantation, de la nature géologique du matériau, des procédés architectoniques employés, du type de fonction et du mode d'utilisation.

L'appellation générique la plus courante de ce type de construction est tout simplement « cabane », sous la forme française ou sous les diverses formes que lui prêtent les parlers locaux : cabanos du Quercy, chabanas du Périgord, tsabanas de Basse Auvergne, cabanas du Roussillon, cabanes de Vaucluse, cabanons des Basses-Alpes, etc. L'expression « cabanes de pierre sèche » est donc tout à fait justifiée. À côté de ce terme générique et de ses variantes régionales, existe tout un foisonnement de dénominations pittoresques attestées localement : cayons ou cayennes de l'Asquinois (Yonne), louèges de l'Avallonnais (Yonne), loges du Berry, borniottes du Morvan, cabinets du Bourbonnais, cadoles (cadeules) du Mâconnais, chibottes (chibottas) du Velay, tonnes des Côtes-de-Clermont (Puy-de-Dôme), caves du plateau de Nadaillat (Puy-de-Dôme), courtas du plateau de la Serre (Puy-de-Dôme), oustalets des Cévennes, capitelles (capitèlos) de l'Ardèche et du Gard, chambrettes de Nébian (Hérault), caravelles de Fougères (Hérault), granjons d'Apt et de Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence), orris des Pyrénées-Orientales, gariotes (gariotos) et caselles (casèlos) du Lot, chaselles (chasellas) du Rouergue, etc. À ces termes locaux s'ajoutent, pour certaine régions, des termes récemment importés ou adoptés : borie dans le Périgord, bori en Provence, capitelle en Roussillon, etc.

Les zones d'implantation de ces édifices en pierres sèche sont, comme on le voit, très étendues, couvrant une partie appréciable de la France rurale, depuis la Bourgogne au nord jusqu'au Roussillon au sud, depuis le Périgord au sud-ouest jusqu'à la Provence au sud-est, en passant par le Massif Central, les Grands Causses, le Bas Languedoc, etc. On a même signalé des constructions en pierre sèche au Pays Basque, en Bretagne et en Corse.

Le matériau employé pour leur construction est fonction de la nature géologique du lieu d'implantation : le calcaire sous ses différents faciès est le matériau le plus représenté (Bourgogne, Provence, Languedoc, Grands Causses, Quercy, Périgord) mais on trouve aussi le grès (Ardèche), le granite et le schiste (Pyrénées-Orientales), la brèche basaltique et la ponce volcanique (Velay), voire les galets de rivière (Pyrénées-Orientales). Ce matériau provient généralement de l'épierrage des champs, rarement de carrières ; il est parfois de réemploi.

L'originalité architecturale des édifices en pierres sèches est d'associer la maçonnerie à sec à deux systèmes de voûtage bien déterminés – la voûte à encorbellement et à inclinaison et la voûte de claveaux, combinaisons non applicables à l'habitation principale pour des raisons de sécurité et de confort mais qui, dans des bâtiments annexes où une plus grande liberté était possible, ont abouti à des solutions d'une grande valeur architecturale et plastique.

La voûte de pierres sèches encorbellées et inclinées repose sur deux principes :

- celui de l'encorbellement, qui consiste à disposer les pierres de chaque assise en surplomb par rapport à celles de l'assise inférieure, en faisant en sorte qu'il n'y ait pas rupture d'équilibre ;

- celui de l'inclinaison extérieure, qui consiste à imprimer aux pierres de chaque assise une légère inclinaison vers l'extérieur.

Le résultat est un système de voûtage équilibré ne nécessitant pas de cintre.

La voûte clavée en pierres sèches est, quant à elle, une voûte de claveaux, c'est-à-dire de pierres dont les joints des lits en coupe convergent vers le même point. Dans sa confection intervient un cintre en bois.

Dans l'architecture de pierre sèche, c'est la voûte à encorbellement et à inclinaison qui est le plus souvent employée, l'appareil clavé se rencontrant principalement en Provence dans les bergeries d'estive (voûtes en berceau) et en diverses régions – Pyrénées-Orientales, Gard, Ardèche – dans des cabanes de cultivateurs (voûtes en coupole).

Voûte encorbellée et voûte clavée se trouvent également combinées parfois à l'emploi d'un liant (argile, terre argileuse, marne) : on a alors un type d'architecture populaire situé un cran au-dessus de la simple cabane : le pigeonnier, la bergerie, l' habitation saisonnière, etc.

Les fonctions que remplissent les constructions en pierres sèches sont dans la majorité celles de bâtiments annexes de la ferme, qu'il s'agisse de dépendances immédiates ou de prolongements plus ou moins éloignés. Leur mode d'utilisation peut être occasionnel, temporaire, saisonnier, permanent. Toutefois, dans certains cas, on a affaire non plus à des édifices annexes, mais à des bâtiments d'habitation, à vocation permanente (logements de manouvriers, de marginaux) ou d'utilisation saisonnière (habitations saisonnières près des cultures).

En annexe à la ferme, on trouve le poulailler, le pigeonnier, le clapier, l'écurie, l'étable, la soue à porcs, la grange, le garde-pile, le cellier, le cuvier, la glacière, la resserre-à-outils, l'aiguier (chape de citerne), le puits couvert (chape de puits), etc.

Dans les champs plus ou moins éloignés de la ferme, on rencontre l'abri de cultivateur, la remise-à-outils, la guérite d'affût pour la chasse, l'abri pour les bœufs, voire l'habitation saisonnière près des cultures.

Dans les pâturages d'estive, on trouve la bergerie et la loge du berger ; le long des drailles, la cabane de transhumant.

Aux environs immédiats de certaines villes, on a la maisonnette du dimanche, le vide-bouteille du citadin-propriétaire.

Le long des routes et chemins, on a la cabane de cantonnier ; près des carrières, la cabane de carrier.

Plusieurs fonctions peuvent se combiner pour une même construction, des réutilisations peuvent intervenir.

Prise dans un sens plus large, l'architecture rurale de pierre sèche c'est aussi tous les vestiges pierreux ou lithiques de l'aménagement fonctionnel des paysages ruraux : murs et murets de clôtures (parets) du Quercy, paredas du Roussillon), de démarcation, de soutènement (restancos de Provence, faïsses des Cévennes, feixas des Pyrénées-Orientales, casers du Nord-Vaucluse), de voies de cheminement, tertres de signalisation ou de délimitation (cassias de Provence, tartiès des Pyrénées ariégeoises), niches, escaliers, entrées de champ, passages, rampes, canalisations, citernes, fontaines couvertes, ruchers (apiés de Provence), treilles, pierres d'attache et surtout les murs et tas d'épierrement qui répondent aux noms de murées, murgers (en Bourgogne), clapas (en Provence, en Languedoc), caïrous (en Quercy), tcheros (en Basse Bourgogne), tarters (en Roussillon), etc.

Le domaine de l'architecture rurale en pierre sèche étant ainsi cernés dans son contenu, on peut se demander de quelle grande branche des sciences humaines il relève. Le fait est que les chercheurs qui s'y sont intéressé viennent d'horizons très divers : géographes (Paul Vidal de la Blache, Paul Marcelin, Guy-Roland Galy), ethnologues (Adrienne Durand-Tullou), folkoristes (Albert Boudon-Lashermes, Gabriel Jeanton), archéologues (Maurice Louis, Fernand Benoit), archivistes (Pierre-Francois Fournier), spécialistes de l'architecture rurale (Alfred Cayla) ou militaire (Anny de Pous), architectes (Jean-Luc Massot), urbanistes (Pierre Delaire) et tout une pléïade d'amateurs et d'érudits locaux, la contribution de chacun étant marquée de sa spécialité.

Manifestement, on a affaire à un domaine relevant, à des degrés divers, de plusieurs disciplines qui vont de l'architecture à la géologie en passant par la géographie humaine et l'histoire rurale. On se gardera donc de privilégier le lien avec telle ou telle discipline, afin de ne pas se couper de l'optique et de l'apport des autres.

À présent qu'une définition et une description de l'architecture rurale en pierre sèche ont été tentées, on peut examiner les buts que doit et peut se fixer une revue comme la nôtre, consacrée uniquement à ce champ d'investigation :

- tout d'abord promouvoir les recherches, impulser les études en donnant des moyens d'approche théorique à savoir :

- un essai d'analyse architecturale (qui paraîtra comme numéro spécial) ;

- une systématique morphologique et descriptive (qui sera publiée dans le numéro 2) ;

- des modèles de figuration graphique (cf. l'illustration des divers articles) ;

- des modèles de fiches descriptives (7) ;

- des éléments pour servir à la datation des édifices (cf. article inséré dans le présent numéro) ;

- des études de terminologie (cf. « Terminologie des édifices en pierre sèche du Lot ») ;

- des bibliographies régionales, analytiques et critiques (ainsi celles de la Basse Bourgogne et du Vivarais), ou, à défaut

- de simples listes bibliographique (ainsi celles du Quercy et du Périgord, du Languedoc, de la Provence, du Roussillon, du Velay, de l'Auvergne) ;

- des listes bibliographiques pour les pays étrangers (ainsi, dans le présent numéro, pour les Iles Britanniques et pour l'Afrique du Sud et, dans le numéro 2, pour l'Espagne et pour l'Italie), accompagnées de glossaires (cf. « Lexique anglais-français de l'architecture populaire en pierre sèche ») ;

- ensuite constituer un organe privilégié de publication et de diffusion des études et travaux des divers chercheurs concernés tant en France qu'à l'étranger : le présent numéro regroupe les contributions d'une quinzaine de spécialistes, concernant le Vaucluse, les Bouches-du-Rhônes, les Alpes-Maritimes, l'Ardèche, la Haute-Loire, les Pyrénées-Orientales, le Lot, l'Yonne, etc. ;

- sensibiliser les milieux concernés (monde rural et milieux chargés de la conservation du patrimoine architectural) à la nécessité de protéger et de préserver, autant que faire se peut, ce type d'architecture gravement menacé par les bouleversements des paysages ruraux ; à cet effet, nous publions un article traitant de quelques exemples de restauration dans le Lot et un compte-rendu de Pierre Viala sur la restauration du village des cabanes à Gordes ;

- parallèlement, contribuer à faire revivre la tradition de bâtir à sec au moyen d'études théoriques (cf. « Projet de construction expérimentale de cabanes en pierre sèche ») et de réalisations concrètes (annonce du stage « pierre sèche » organisé par la revue Quercy-Recherche) ;

- enfin, rendre compte de publications soit anciennes, soit récentes, parues dans d'autres revues (cf. notes de lecture).

De tous ces divers buts que se fixe notre revue, l'un des plus importants est sans conteste la promotion des études et recherches, et tout particulièrement des inventaires régionaux.

La nécessité de ces inventaires se fait chaque année plus urgente. À l'exemple du Musée des arts et traditions populaires qui s'efforce de réaliser depuis de nombreuses années un corpus de l'architecture rurale, il faut s'atteler à un corpus de l'architecture de pierre sèche.

Le petit patrimoine que celle-ci nous a légué est en train de disparaître très rapidement. Si l'initiative individuelle permet de conserver ici et là les plus beaux spécimens, ainsi les grands vaisseaux de Gordes, restaurés et aménagés par des citadins, par contre les modestes cabanes de cultivateurs, les guérites des murs s'écroulent faute d'entretien ou sont détruites lors des transformations des paysages ruraux (remembrement, regroupement de parcelles, défrichages, etc.) et sous les coups du vandalisme humain (entrepreneurs, résidenciers, chasseurs, enfants, etc.). Ce processus quasi-général de destruction ou de ruine revient en leitmotiv chez nombre d'auteurs. Il est manifestement grand temps de réagir avant que des dégâts irréparables n'interviennent. Mais peut-on espérer grand chose d'une société si peu soucieuse de son patrimoine architectural et archéologique ?

Certes, on nous dira que des inventaires ont déjà eu lieu par le passé et que d'autres sont en cours. Effectivement, on peut citer l'inventaire lancé en Provence par le mouvement Alpes de Lumière, sous le titre « Opération bories », en 1956, et auquel participèrent Pierre Martel, Pierre Delaire, Pierre Desaulle, etc., pour les secteurs du Pays de Lure, du Pays d'Apt et de la région de Bonnieux. Si des études de synthèse, d'ailleurs très inégales et, pour certaines, peu sûres, virent le jour, en revanche les quelques milliers de constructions inventoriées ne semblent pas avoir fait l'objet d'un catalogue. On peut encore citer l'inventaire des constructions en pierre sèche de la commune de Livernon dans le Lot, effectué par Mlle Martine Sylvos en 1975-1976. Mais cet inventaire, d'où les relevés sont quasi-absents, aboutit en fait à une simple classification fonctionnelle. Force est de constater qu'il n'existe pas, à ce jour, de véritable inventaire systématique d'une commune et, a fortiori, d'un canton et d'un département, se traduisant par la publication des relevés graphiques des édifices répertoriés et de leur description. Il n'y a que des tentatives partielles s'attachant à dégager une typologie tantôt morphologique, tantôt fonctionnelle.

Les raisons à cet état des choses ne manquent pas. On peut incriminer :

- le manque de formation et de méthode des chercheurs, malgré leur bonne volonté et leur ardeur à la tâche (Dessaule avait 75 ans lorsqu'il parcourait le Lubéron !) ; il n'est pas à la portée de tous le monde de relever un édifice en plan et en coupe ;

- le manque de moyens, tant physiques que matériels ; le recensement de tous les édifices d'une commune (parfois plusieurs centaines) est au-dessus des forces d'un seul individu ; un simple inventaire photographique coûte une petite fortune ;

- le désintérêt des milieux muséographiques et universitaires pour l'architecture en pierre sèche, sujet méprisé ou méconnu. Au Musée des arts et traditions populaires, à Paris, le visiteur qui s'intéresse à l'habitat rural aura l'occasion de voir projetée, dans une des alvéoles de la galerie d'étude, la photo d'une cabane de cantonnier de Côte-d'Or attribuée aux Celtes. Si l'on ouvre le 1er tome de la monumentale Histoire de la France Rurale à la 2e partie (consacrée à la Gaule Romanisée et due à un éminent professeur d'université spécialiste d'histoire médiévale), on trouvera dans le cadre des « survivances gauloises » un paragraphe sur les « cases en pierre sèche » d'Auvergne illustré par des photos de « murs et huttes de tradition celtique près de Saignon (Vaucluse) ». Tel directeur d'institut d'archéologie parisien, à la vue d'une proposition de sujet de mémoire de maîtrise sur l'architecture de pierre sèche dans le Lot, va s'exclamant : « Ah ! Vous étudiez donc les loges à cochons ! ».

On ne saurait parler d'inventaires sans mentionner celui en cours dans l'Hérault depuis 1975 et impulsé par la Société des études scientifiques de Sète et sa région en collaboration avec divers organismes officiels (Direction de la jeunesse et des sports, Arts et traditions rurales) et sociétés archéologiques locales (8). Pour sa réalisation, une répartition géographique a été adoptée, chaque association ou chaque personne étant chargée de recenser un canton à l'aide de fiches normalisées auxquelles elles pourront joindre croquis et photos. Si le principe de ce type de recensement est louable, son accomplissement sur de telles bases appelle quelques réserves. La distribution de fiches seules, non accompagnées d'une systématique morphologique et terminologique des édifices et d'une étude de leur structure architectonique, risque fort d'aboutir à des résultats très hétérogène et d'inégale valeur. Cela d'autant plus qu'il est question non pas de levés mais de simples croquis. On aura donc des réussites ponctuelles, tel chercheur de tel canton étant mieux préparé et formé, à côté d'une masse de fiches difficilement interprétables et exploitables. La synthèse de toute cette documentation au niveau départemental risque d'être longue et ardue.

Sans doute une meilleure efficacité eût été atteinte en faisant appel non plus au bénévolat d'individus ou d'associations mais à une équipe de spécialistes rémunérés (architectes, archéologues, ethnologues, photographes, dessinateurs, etc.) qui aurait fait commune après commune. Les services de l'Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France semblent être bien placés pour ce genre de tâche. Leurs équipes à l'œuvre actuellement à Gordes, devraient s'attaquer aux « bories » à la suite du village.

Un autre type d'inventaire hautement souhaitable est celui de la terminologie des constructions. La recherche des appellations, qu'elles soient génériques, fonctionnelles, ou simplement descriptives, la détermination des aires qu'elles couvrent et des variantes locales sous lesquelles elles apparaissent, doivent aller de pair avec un inventaire architectural, avant que ces termes ne disparaissent de la mémoire collective ou ne soient remplacés par des dénominations nouvelles ou perverties de leur sens originel. Mais ce type de nomenclature rentre déjà dans le cadre plus vaste de l'enregistrement de la tradition orale encore existante concernant les édifices : période de construction, nom du maçon, référence à un modèle-type, genre de contrat, utilisations et réutilisations, restaurations, remaniements, etc. La consignation de ces témoignages est une tâche des plus urgentes : dans maints secteurs les paysans ne savent plus rien au sujet des constructions et reprennent les affabulations des vacanciers.

Les années qui viennent seront donc déterminantes dans le succès des recherches actuellement poursuivies et de celles qui ne manqueront pas d'être engagées pour les régions non encore touchées.

Au seuil de ce premier numéro de L'ARCHITECTURE RURALE EN PIERRE SÈCHE, nous voudrions remercier les personnes qui ont accepté de participer à sa réalisation en donnant, qui une étude ponctuelle, qui une étude sectorielle, qui une bibliographie : MM. Maurice Allègre, Clément Amphoux, Benjamin Blamires, Mme Maryse Blanc, M. Pierre Dalon, Mme Anny de Pous, MM. Christian Delvaque, Michel Gourdon, Pierre Haasé, Michel Henri, Jacques Natale, Mme Marthe Ravaudet, M. Michel Rouvière, Raoul Verhagen, Pierre Viala. D'autre contributions sont attendues, qui seront insérées dans un prochain numéro, de MM. Jean Charrat (Auvergne), Jean Delmas (Rouergue), Georges Desneiges (Corse), Jean-Claude Fau (Bas Quercy), Jean Lachastre (Périgord). La liste eût été certainement plus longue si tous les chercheurs contactés avaient répondu à notre offre.

Nous formons le vœu qu'à la suite de la publication de cet ouvrage collectif, le domaine d'étude choisi par ces divers chercheurs et par nous-mêmes cessera d'être marginalisé pour acquérir enfin ses lettres de noblesse.

NOTES

1/ Christian Lassure (avec la collaboration technique de Jean-Michel Lassure), Bibliographie de l'architecture rurale en pierre sèche du Quercy et du Périgord. Revue analytique et critique, 1976.

2/ Martine Sylvos, L'habitat rural en France. Contribution à l'étude de la construction en pierre sèche des causses du Haut Quercy. Inventaire de la commune de Livernon, 1976.

3/ Christian Lassure (avec la collaboration de Jean-Michel Lassure), Les vestiges lithiques de l'ancien vignoble cadurcien, 1974-1975.

4/ Pierre Delaire, Les boris du pays d'Apt, dans La Vie Urbaine, 1964.

5/ André Cablat, les capitelles de l'Hérault, dans Bulletin de la Société des études de Sète et de sa région , 1974-1975.

6/ Pierre Dalon, Les cabanes en pierre sèche du causse de Limogne, dans Bulletin de la Société des études du Lot, 1974.

7/ On trouvera un modèle de ce genre de fiche dans l'Essai de classification fonctionnelle des édifices en pierre sèche du Lot publié par Christian Lassure en 1976.

8/ Cf. Mieux connaître les capitelles, article du Midi-Libre du 30 février 1975, p. 6.


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Référence à citer / To be referenced as ::

Christian et Jean-Michel Lassure
L'architecture rurale en pierre sèche de la France (The drystone rural architecture of France)
http://www.pierreseche.com/LARPS1977.html

 

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