COMMENT CONSTRUIRE UNE MONJOIE EN PIERRE SÈCHE

Building a dry stone cairn

Christian Lassure

 

« Enquoy je me suis efforcé de ramasser les pierres des ruïnes, pour en lever ceste petite monjoye ».
(Paradin, Memoires de l'histoire de Lyon, 1573)

En guise d'introduction

En catalan de la province de Tarragone, le terme monjoia désigne un monticule de pierres ou un pilier en pierre érigé pour baliser un chemin ou une portion de territoire (1).

Dans son dictionnaire occitan-français, Louis Alibert donne montjoìa comme bloc de pierre servant de borne ou de limite ou consacrant un souvenir (2).

Le terme est présent en dialecte nissart sous la forme mounjoia, désignant un tas de pierres marquant une étape de transhumance ou un sommet (3).

Ce sens de tas de pierres amoncelées ou de bloc de pierre dressé servant de balise, de borne, de repère, se retrouve dans le mot français monjoie ou montjoie, employé depuis longtemps dans la littérature relative aux pèlerinages religieux et plus récemment dans celle consacrée à la pratique de la randonnée (4). Que l'on soit pélerin catholique redécouvrant le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle ou randonneur estival marchant sur les traces de l'âne de Stevenson dans les Cévennes, il est de bon ton de s'extasier sur les monjoies rencontrées au bord des chemin, d'y ajouter une pierre éventuellement, voire d'ériger une nouvel amoncellement.

Il n'est jusqu'aux praticiens de la sculpture paysagère ou land art qui ne reprennent cette tradition à leur compte, ainsi l'Anglais Andy Goldsworthy, bâtissant ses cairns (5) en forme d'œuf de Colomb ou de pomme de pin dans la Réserve géologique de Haute Provence à Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence).

Une des « sentinelles » du sculpteur britannique Andy Goldsworthy : le matériau en est des lauses calcaires fines taillées en parement.

Il y a dans ce regain d'intérêt quelque chose de sympathique que nous nous proposons d'encourager à l'aide des conseils qui suivent sur l'art et la manière de construire une monjoie.

Les dimensions

Si l’on envisage une structure plus élaborée qu’un simple empilement de gros blocs en équilibre plus ou moins stable, il est indispensable de commencer par faire un dessin coté donnant les dimensions de la base et de l’élévation.

En effet, si l’on part d’une base trop étroite, on se retrouvera avec une monjoie en forme d’aiguille. Ou si la base est trop grande, le résultat ressemblera à une grosse bouse de vache.

On évitera, enfin, de donner à l’édicule une hauteur trop élevée : 1 m 50 semble suffisant. Au delà, il faudrait un échafaudage.

Le matériau

La forme à donner à la monjoie, de même que le soin à apporter à la maçonnerie, sont tributaires d’une part des caractéristiques de la pierre employée, d’autre part de l’habileté du constructeur.

Si l’on dispose d’un matériau bien lité, aux faces de dessus et de dessous plates, on pourra viser une forme plus élaborée et une technicité plus grande.

Si l’on n’a que des pierres contournées, il faudra se contenter d’une forme à la fois plus simple et plus volumineuse, et réserver les meilleures pierres au parement et les plus difformes à l’âme de la bâtisse.

Il est important également d’estimer, dès le départ, la quantité de pierres nécessaire à la monjoie envisagée.

Par précaution, on verra grand, de façon à être en mesure de faire un choix parmi les pierres.

Pour une monjoie en forme de pilier effilé, ou de cloche ou de cône, il faut faire comme si l’on allait bâtir un cylindre ayant le même diamètre et la même hauteur que la structure projetée.

Pour une monjoie en forme de pomme de pin, on fera de même, en prenant comme base de calcul le diamètre pris dans la section la plus grande.

Qu’il y ait un surplus de pierres une fois la monjoie achevée, n’est pas grave en soi. Ce qui serait ennuyeux, c’est de se retrouver à court de pierres avant de terminer.

Le plan et la forme

Le plan le plus adapté à ce type de bâtisse qu’est la monjoie, est le plan circulaire ou dérivé du cercle.

Un plan quadrangulaire nécessiterait en effet l’emploi d’une alternance de boutisses et de panneresses aux angles, solution élaborée et laborieuse qui ne se justifie guère pour des structures aussi simples.

Sur un plan circulaire, un certain nombre de formes sont envisageables :
- le cône, tronqué ou non,
- le cylindre, au fruit plus ou moins marqué, évoluant vers le cône tronqué,
- le pain de sucre,
- l’ogive, tronquée ou non,
- la pomme de pin (ou œuf de Christophe Colomb),
- la cloche,
- la demi-sphère, etc.

Selon ses goûts, son habileté plus ou moins grande, le matériau qu’on a sous la main, et surtout le temps dont on dispose, on optera pour une forme ou pour une autre.

Monjoie (ou varde) bâtie en forme de pain de sucre dans la province de Rogaland en Norvège (photo Ranveig Chattai - source : Wikipedia Commons).

Le fruit

C’est à l’œil qu’il faudra juger du fruit à donner au parement d’une monjoie de plan circulaire : l’emploi de fers à béton fichés obliquement sur le pourtour de la base, ne manquerait pas en effet de gêner le constructeur.

En se reculant de quelques pas et en répétant l’opération dans plusieurs directions, on sera en mesure de voir si le fruit est bien respecté ou s’il y a bombement en creux ou encore replat du parement. Comme ces défauts ne se remarquent qu’au bout de deux ou trois assises, on sera peut-être obligé de défaire le bout de parement incriminé pour ensuite le remonter, et ce à divers endroits.

Dans tous les cas, il est important que la symétrie soit respectée car elle conditionne la stabilité et l’intégrité de la monjoie.

Position des pierres de parement

Dans la mesure du possible, les pierres les plus longues et les plus belles seront réservées au parement et posées en boutisses, c’est-à-dire avec leur queue dirigée vers le centre de la structure.

Pour donner au parement le fruit qui convient, les pierres en seront très légèrement inclinées vers l’intérieur.

En outre, pour bien asseoir l’édicule, les pierres les plus volumineuses seront disposées à la base de celui-ci.

Selon la nature géologique du sol, cette assise initiale sera posée directement sur le rocher ou dans un encaissement circulaire d’une vingtaine de centimètres de profondeur creusé dans la terre.

De façon plus générale, on observera les règles classiques de la construction d’un mur en pierre sèche.

Le couronnement

Cas d’une monjoie en forme de cylindre à fruit ou de cône tronqué

Plus le diamètre des dernières assises se resserrera, moins celles-ci seront stables. Il est donc conseillé de couronner la monjoie par une grande pierre plate qui liaisonnera les pierres de parement sous-jacentes (encore faut-il, évidemment, qu’on ait ce genre de pierre sous la main), ou, à défaut, par deux grandes pierres plates, lesquelles pourront à leur tour être surchargées de quelques pierres plus petites.

Monjoie en plaquettes calcaires construite au mois d'août 2007 à L'Isle-Adam (Val-d'Oise).

Cas d’une monjoie au sommet pointu

Du fait de la réduction progressive du diamètre des assises, les pierres employées doivent être de plus en plus petites, ce qui ne facilite pas le travail du bâtisseur.

Une solution est de tailler un bloc en forme de cône (si le matériau s’y prête).

Cas d’une monjoie au sommet arrondi

Dans ce cas de figure, il suffit d’employer des pierres en forme de secteur de cercle dans des assises de diamètre dégressif.

NOTES

(1) Cf. El Cim, Butlleti Informatiu Núm. 6, Grup Excursionista del Camp de Tarragona, Oct. 1994, p. 12 (Terminologia Muntanyenca).

(2) Cf. Louis Alibert, Dictionnaire occitan-français, Nouvelle édition, Toulouse, Institut d'études occitanes, 1977.

(3) Cf. le dictionnaire nissard-français (Diciounari Nissart-Francés) consultable sur le site www.nicerendezvous.com/FR/.

(4) Le nom commun monjoie (orthographié diversement montjoie, monjoye, montjoye) a une longue histoire sémantique (sans parler du toponyme), ainsi que l'attestent les archives et la littérature. Si notre propos n'est pas de retracer l'évolution exacte et précise du terme, nous livrons cependant au lecteur quelques exemples d'emploi à travers les siècles.

A la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, les Etats du Gévaudan (la Lozère actuelle) faisaient poser des « montjoies » le long de la route traversant la Can de l'Hospitalet, ce petit plateau calcaire perdu au beau milieu des Cévennes schisteuses : il s'agissait de pierres dressées dont le rôle était de guider les voyageurs les jours de brouillard ou de tourmente de neige.

Au début du XIXe siècle, Laurent Parlier, châtelain au Pompidou, argumentait encore pour la réhabilitation de plusieurs tronçons, proposant la mise en place sur toute la longueur de la Can, de « montjoies » ou poteaux de pierre.

Au XVIe siècle, Montaigne emploie le mot pour décrire des dunes de sable qui ensevelissent des terres dans le Médoc : « et voyons des grandes montjoies d'arène mouvante qui marchent d'une demi lieue devant elle [la mer], et gaignent pays ».

Un siècle plutôt, dans ses Ballades de la Coquille, le poète Villon, met en garde ses amis malfrats contre le sort qui les attend : « Coquillards, rebecquez-vous de la Montjoye » (Coquillards, tenez-vous à l'écart du gibet). La Montjoye en question est le gibet parisien de Montfaucon, bâti sur une éminence.

Du sens propre de monticule, d'éminence, on en vient au sens figuré de comble, de degré suprême, ainsi dans Le Mystère de saint Martin, d'Andrieu de la Vigne (1496) : « Le PERE (à la mère). Ma chiere amye, ma doulce pourtraiture, Chief de plaisance et d'onneur la montjoye, Possible n'est qu'on peult, par escripture, Aulcunement deschiffrer ma grant joye ».

Le sens d'amas, d'amoncellement, de monceau, de tas, rencontré chez Montaigne, se trouve appliqué également à des choses aussi diverses que des pièces de monnaie, des fleurs, des ossements, des jambons, etc. (en plus de pierres évidemment) pendant ce siècle et le précédent : « Les passans pelerins Alloient semans roses et romarins. Faisans de fleurs mainte belle montjoye » (Clément Marot) - « la prochaine poincte de Morbien [Morbihan] en devers l'est, là où est la Montjoie de pierres dessus elle » (description du monument mégalithique de la pointe de Petit-Mont, dans cet itinéraire maritime qu'est le Grand Routtier de Garcie Ferrande) - « Gourmandons en jour et nuyt montjoyes de jambons, de guerdons et de bresmes, meismes » (Jehan Meschinot, XVe siècle) - « et quant il vit telle monjoye d'escus en sa main il fut sy tresravy qu'il ne savoit que faire » (Antoine de la Sale, milieu du XVe siècle).

A voir tous ces exemples, on comprend que le mot en soit venu à signifier aussi « abondance » : « Merciez Dieu, pensez de le servir, / Il vous garde de tous biens grant montjoye / Et vous fera avoir vostre desir » (Charles d'Orléans, XVe siècle).

À la fin du XVe siècle, Jean de Tournai mentionne, dans une de ses relations de pèlerinage, les « montjoies » qui lui ont évité de se perdre dans la neige : « Nous boutions nos bourdons [bâtons] bien souvent dans cette neige jusqu'au bout, pour savoir s'il n'y avait point de montjoie et quand nous ne trouvions rien nous nous recommandions à Dieu et allions toujours et quand nous oyions que notre bourdon cognait, nous étions bien joyeux car c'était à dire qu'il y avait une montjoie ».

Au XIIIe siècle, le Cardinal Hugues de Saint-Cher évoque les  monceaux de pierres surmontés d'une croix ou « montjoies » érigés par les pèlerins lorsqu'ils apercevaient le lieu de dévotion où ils se rendaient en pèlerinage.

On touche là un autre sens revêtu par le terme monjoie, celui d'oratoire en pierre abritant dans une niche la statuette d'un saint ou de la Vierge et faisant l'objet d'une dévotion locale. Ainsi cette monjoie du 3e quart du XVe siècle à Saint-Gence en Haute-Vienne ou encore ces deux monjoies du XVIIe siècle à Nieul en Corrèze.

Monjoie-oratoire figurée dans « la rencontre des Rois Mages », folio 51v des Très riches heures du duc de Berry (1413-1416) (http://198.62.75.1/www2/berry/index.html).

Enfin, s'écartant de cette famille de sens, on trouve celui d'oriflamme des rois de France. Le cri de guerre Montjoie Saint Denis des chevaliers du Moyen Age en serait issu.

5/ En anglais, cairn est l'équivalent du français monjoie dans l'acception d'amas de pierres érigé pour servir de borne ou de mémorial. Le mot, qui est d'origine écossaise et provient d'une racine gaélique désignant une élévation, a été adopté en français d'abord dans le sens de tumulus celtique au début du XIXe siècle par les archéologues, puis dans celui de pyramide de pierres servant de repère ou de marque de passage au milieu du XIXe par les alpinistes.

Force est de noter qu'il y a dans le monosyllabique « cairn » une sécheresse, une raideur qu'on ne retrouve pas dans « monjoie », qui véhicule, du fait de l'homonymie de sa dernière syllabe, une impression de chaleur humaine. Qu'on ne s'étonne pas si, malgré notre bilinguisme, nous préférons, quant nous parlons de la France, ce dernier terme, vieux de plus d'un millénaire.

De plus, un autre équivalent anglais de monjoie est barrow, ainsi que nous l'apprend A Dictionary of the French and English Tongues, de Randle Cotgrave (1611) : « Mont-joye: f. A barrow; a little hill, or heape of stones, layed in, or neere a highway, for the better discerning thereof; or in remembrance of some notable act performed, or accident befallen, in that place... ». En archéologie anglaise, barrow désigne un tertre funéraire datant de la période allant de la fin du Néolithique à la fin de l'Age du bronze (2900-800 av. notre ère). C'est également un toponyme. À la différence du cairn, le barrow est constitué principalement ou entièrement de terre, un terril en quelque sorte.

 

ANNEXE

Étymologies du toponyme

Au nom commun monjoie/montjoie correspondent le toponyme Monjoie/Montjoie et ses variantes. Plusieurs hypothèses sont en lice quant à l'origine de ce dernier.

1/ Le toponyme aurait pour origine le latin Mons Gaudii, censé signifier « mont de la joie ». Hélas, cette interprétation semble avoir été concoctée spécialement pour conforter la tradition selon laquelle les pèlerins du Moyen Age en route pour Saint-Denis, Le Puy, Saint-Jacques-de-Compostelle, Jérusalem ou Rome, désignaient par cette expression le point de vue d'où ils apercevaient, le cœur rempli de joie, leur destination.

Effectivement, il existe, à 2 km au nord du Vatican, une haute colline baptisée Mongioia par les pèlerins (mais son vrai nom est Monte San Mario). De même, la dernière colline avant d'arriver à Saint-Jacques-de-Compostelle, est connue sous le nom de Monte del Gozo;  au nord-ouest du Puy-en-Velay, il existe un sommet du nom de Montgausy, dans lequel de pieuses personnes voient un « mont de la joie » d'où les pèlerins apercevaient la ville du Puy-Notre-Dame (aujourd'hui Le Puy); à cinq kilomètres de Jérusalem, la colline d'où les premiers Croisés découvrirent la Ville Sainte, fut appelée par eux Montjoye (alors qu'elle avait dejà pour nom Nebi Samuel, car abritant la tombe du prophète Samuel).

Il paraît que cette hypothèse aurait contre elle le fait que mons est masculin et ne saurait avoir donné un nom féminin (la mon(t)joie). En fait, il y a tout lieu de croire que c'est Mon(t)joie, réinterprété en Mont de la joie, qui a suscité Mons Gaudii et non l'inverse !

2/ Le toponyme serait issu du francique mund-gawi, signifiant « protège-pays », « protection du pays », appellation donnée à une hauteur stratégique servant de poste d'observation et pouvant recevoir des fortifications pour la défense d'une ville ou d'un pays (gawi est à rapprocher de l'allemand moderne gau, « territoire », « district »).

3/ Le toponyme aurait pour origine le latin Mons Jovis, désignant une hauteur consacrée au dieu Jupiter. Mons Jovis aurait donné les variantes toponymiques Montjoi, Montjeu, Montjou(x).


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© CERAV
Le 25 mai 2007

Référence à citer / To be referenced as :

Christian Lassure
Comment construire une monjoie en pierre sèche
http://www.pierreseche.com/construire_monjoie.htm
25 mai 2007

Le 25 mai 2007 / May 25th, 2007 - Complété le 27 mai 2007 - 3 juin 2007 - 3 août 2007  - 6 août 2007 - 4 janvier 2010 / Augmented on May 27th, 2007 - June 3rd, 2007 - August 3rd, 2007 - August 6th, 2007 - January 4th, 2010

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