L'INTANGIBLE TRINITÉ :

LA MAISON « TRADITIONNELLE », LA MAISON « DE PAYS », LA MAISON « PAYSANNE »

An Undebunkable Trio: the "Traditional" House, the "Local" House, the "Peasant" House

Christian Lassure

 

Article paru initialement dans le tome VIII, 1984, de la revue L'architecture vernaculaire

« De même qu'il n'a jamais existé, notamment au XVIIe siècle, « un » type de paysan français - Jacques Bonhomme, c'est de la littérature, et non innocente -, il n'a jamais existé « un» type de maison rurale, même propre à une province, pas plus qu' « un » type de mobilier ou de vêtement. Ceux qu'on montre ou reconstitue se ramènent le plus souvent à des illustrations de l'opulence ou de l'aisance (le «vieux » mas du Midi, la ferme seigneuriale de Brie, « la » maison « du » vigneron bourguignon) ou bien à des créations tardives du XIXe siècle. Les costumes rutilants donnés comme traditionnels (ô tradition jamais datée, que de crimes on commet en ton nom !) n'ont pas cent ans, comme les coiffes bretonnes, dont la plus connue est la bigouden en pain de sucre, fantasme même pas centenaire. »

Pierre Goubert

La vie quotidienne des paysans français au XVIIe siècle

Les découvertes et les enseignements de l'architecture vernaculaire (1) permettent de s'interroger sur un certain nombre d'idées qui, si elles n'ont plus cours chez les spécialistes anglo-saxons ou germaniques, sont par contre encore bien ancrées dans l'esprit d'un bon nombre de chercheurs français. Ces notions - véritables maladies infantiles de la recherche et qui n'ont pas épargné autrefois des pays européens plus avancés à présent - sont celles de la maison « traditionnelle », de la maison de « pays » et de la maison « paysanne » (2).

LE MYTHE DE LA MAISON « TRADITIONNELLE »

Appliqué à l'architecture du monde rural, le vocable « traditionnel» se retrouve dans la bouche d'agents immobiliers et de marchands de loisirs aussi bien que sous la plume de nombre d'ethnologues, d'architectes et de muséologues. À force de rabachage, le terme s'est aujourd'hui banalisé à tel point qu'on est tenté de conclure à une éclipse de l'esprit critique chez les non-historiens étudiant l'architecture rurale.

Les maisons rurales - et elles seules, les maisons urbaines échappant à cette interprétation - relèveraient d'une « tradition» qui se serait manifestée dans la longue durée jusqu'à l'aube du XXe siècle, où une cassure brutale se serait produite, se traduisant par l'abandon définitif de techniques, de matériaux et de modèles ayant perduré des siècles durant. Ce monde rural « traditionnel» apparaît comme un monde sans histoire économique, sans périodes de prospérité ni périodes de crise, un monde où savoirs, modèles et manières d'habiter se transmettent immuablement de génération en génération.

Et pourtant, cette coupure que nous percevons, en cette fin de XXe siècle, entre notre habitat moderne et celui du XIXe siècle, baptisé « traditionnel », est de même nature que celle qu'ont ressentie nos prédécesseurs de la fin du XIXe siècle entre les constructions de leur époque et celles des XVIIIe et XVIIe siècles : à preuve la distinction qui, dans la célèbre Enquête sur les conditions de l'habitation en France de Foville et Flach (3), revient en leitmotiv entre « types anciens » et « types modernes » en voie de généralisation. Or, ces mêmes « types modernes», influencés par l'hygiénisme et les conceptions bourgeoises alors en vogue en matière d'habitation, sont justement ceux que d'aucuns décrivent aujourd'hui comme « traditionnels ». Toute personne ayant tant soit peu une formation d'historien ne peut qu'être surprise de voir qualifier de la sorte un parc immobilier ancien qui, pour les trois quarts (et dans une proportion de plus en plus grande à chaque année qui passe), a été construit ou reconstruit entre la fin de l'Ancien Régime et le dernier tiers du XIXe siècle et correspond aux couches sociales les plus aisées du monde rural d'autrefois.

© Christian Lassure

Comme certains ethno-historiens l'ont à juste titre souligné avant nous (3), employer le qualificatif de « traditionnel » à propos de la maison ou des techniques et matériaux de construction, revient à nier aux masses rurales une histoire qu'elles ont subie, certes, mais aussi qu'elles ont faite par leur production, et, partant, à attribuer aux seules minorités sociales éclairées et dirigeantes une nature historique et historicisante. Bien au contraire, les cultures baptisées « traditionnelles » par les non-historiens, sont en fait fondamentalement évolutives. Elles accumulent des biens, produits de leurs activités. Ces produits peuvent et doivent être datés (même si l'on sait qu'ils ne nous apparaissent pas dans leur état originel) de façon à être ensuite replacés dans leur contexte primitif, selon une démarche toute rationnelle et logique. La maison est, par excellence, l'un de ces produits et, à ce titre, est justiciable d'une telle démarche.

LE MYTHE DE LA MAISON « DE PAYS»

Les tenants de cette notion définissent la maison «de pays» comme l'habitation caractéristique la plus répandue dans un « pays», petite région rurale homogène au point de vue économique, social et culturel. Ils veulent voir, dans l'architecture domestique et agricole française, la juxtaposition de quelque 500 types différents de maisons « de pays ». C'est là, disons le net, une prétention dépourvue de toute valeur scientifique et qui, si elle est en mesure d'entraîner l'adhésion sentimentale du profane flatté dans sa fierté pour son clocher et son « petit pays», ne saurait convaincre l'historien et a fortiori le géographe sérieux (4).

Le vaste corpus européen de travaux sur l'architecture vernaculaire publiés principalement depuis 1939, montre que les architectures domestique et agricole ont été soumises à des phénomènes de diffusion sur des zones transcendant les frontières régionales autant que nationales et ce depuis le Néolithique.

L'archéologie nous enseigne, en effet, que, dès le Néolithique ancien et moyen, plans et techniques de construction diffusaient â une échelle déjà européenne. Ainsi, depuis la plaine du Danube en Tchécoslovaquie jusqu'au Bassin Parisien, ont été dégagées par la fouille les traces au sol de maisons dites « de tradition danubienne», au plan caractéristique en forme de rectangle allongé, plus étroit à un pignon qu'à l'autre, et à la charpente à trois alignements de poteaux portant pannes.

Ces phénomènes de diffusion concernant les conceptions de l'espace et les techniques de couvrement, commencées très tot, se sont poursuivies et amplifiées tout au long des périodes historiques, transcendant les barrières linguistiques et les frontières politiques successives. Un exemple caractéristique en est, du XVIe siècle au XIXe, celui des maisons et granges à nef et bas-côtés, dont l'aire d'extension va de l'Allemagne du Nord au Pays Basque espagnol, en passant en France par la Champagne, la Bourgogne, l'Auvergne, le bas Quercy, le Périgord, la Charente, la Gascogne, les Landes et le Pays Basque français. Ces édifices, qui allient un plan dit « basilical » à une charpente soit à couples de poteaux portant triangulation, soit à cadre central, constituent l'un des types les plus remarquables de l'architecture rurale française.

© Christian Lassure

De telles constatations sont difficilement conciliables avec la théorie des 500 « petits pays » juxtaposés dans l'hexagone et dont les populations, comme autant de tribus vivant en autarcie économique et culturelle, auraient eu, inscrite dans leur patrimoine génétique, l'irrésistible compulsion de bâtir tel type de maison à l'exclusion de tout autre, et ce depuis l'aube des temps.

Un esprit un tant soit peu perspicace est à même de voir qu'à coté d'un type prétendument dominant dans une zone donnée, il existe d'autres types moins répandus (mais qui ne l'ont pas nécessairement toujours été) et que ceux-ci appartiennent tout autant que le premier à cette zone et à l'histoire de ses habitants.

A dire vrai, il faut être conscient que le type dominant dans une zone donnée n'est tel que parce qu'il est conservé en grand nombre et que, s'il est conservé en grand nombre, c'est parce qu'il correspond à la période de construction ou de reconstruction la plus récente survenue dans cette zone. En d'autres termes, lier un type de maison particulier â un « petit pays» revient à associer ce type à la dernière période prospère connue de l'histoire économique de ce « petit pays ».

LE MYTHE DE LA MAISON « PAYSANNE »

Qualifier de « paysanne » toute maison située en milieu rural est devenu, pour certains, une habitude systématique. Ainsi, telle belle et ostentatoire maison de maîtres de la fin de l'Ancien Régime, à la façade à l'ordonnance symétrique, bâtie par de riches bourgeois urbains ou ruraux, se trouvera ravalée au rang de maison « paysanne », alors même que ses constructeurs n'étaient pas paysans et que le modèle de la maison renvoie à un type urbain. II y a donc là un abus manifeste du terme et qui peut se comprendre et s'excuser - dans une certaine mesure seulement - par le fait qu'au cours du XIXe siècle, nombre d'exemplaires de ce type de maison ont été abandonnés par les familles initiales à l'élément montant de la paysannerie pauvre ou à des fermiers et que ce modèle de maison s'est démocratisé, étant désormais construit par la paysannerie elle-même.

Christian Lassure

II faut bien comprendre qu'aujourd'hui, la minorité de population qui subsiste dans les campagnes occupe les maisons anciennes construites par les couches sociales les plus aisées. Ces maisons, mieux construites et mieux entretenues en raison de leur valeur vénale, sont de ce fait les maisons les plus aptes à traverser le temps. Les habitations les plus pauvres, celles des ouvriers agricoles, des gens sans terre ou quasiment sans, celles dont la construction a nécessité un faible investissement et dont la valeur marchande est réduite, ces habitations, qui pourtant étaient celles de la majorité de la paysannerie, ont aujourd'hui à peu près totalement disparu en raison des bouleversements et des destructions qui ont marqué les campagnes françaises depuis un siècle.

En définitive, une habitation ne peut être étudiée et comprise que si l'on détermine l'appartenance sociale de ses constructeurs, en plus de sa date d'édification et du contexte économique qui l'a vue naître. C'est là, il faut l'avouer, une investigation souvent difficile à mener mais qu'on ne peut éluder sous peine de tomber dans la solution de facilité de la caricaturale et omniprésente trinité que nous dénonçons ici.

© Christian Lassure

NOTES

(1) Cf. Christian Lassure, L'architecture vernaculaire : essai de définition, dans L'architecture vernaculaire, suppl. No 3, 1983, p. 114; Pour la définition et 1'étude des thèmes prioritaires de la recherche en architecture vernaculaire, dans L'architecture vernaculaire, t. VI, 1982, p. 2; Un programme de recherche prioritaire : les grandes techniques de charpenterie dans la construction vernaculaire en France, dans L' architecture vernaculaire , t. VII, 1982, p. 2.

(2) Notre propos n'est pas ici de nous en prendre, à travers cette mise en question, à l'action de diverses institutions ou associations engagées dans la conservation ou dans la sauvegarde des témoins de la culture matérielle rurale du siècle dernier. Ces organismes, qu'ils s'occupent de faire connaître les « arts et traditions populaires », de donner un label à des maisons conservées en leur état initial ou de guider le choix des propriétaires en matière de restauration, accomplissent une œuvre digne d'intérêt et d'encouragements. Toutefois, les modes intellectuelles, les courants de pensée qui sont à l'origine de leur création ne sont pas idéologiquement neutres. Il convient de dire ce qu'ils sont et quelle est leur place dans 1'histoire des idées.

(3) Alfred de Foville, Jacques Flach, Enquête sur les conditions de 1'habitation en France. Les maisons-types, vol. I, Paris, 1894; vol. II, Paris, 1899.

(4) Cf. Patricia Gaillard-Bans, Aspects de l'architecture rurale en Europe occidentale, série Etablissements humains et environnement socio-culturel, No 15, 1979; également Jean-Christian Bans, Les granges à « courbes » de 1'Ancien Régime en Limousin, dans Lemouzi, Revue félibréenne et régionaliste , No 72, octobre 1979. L'introduction de ce dernier article mérite d'être citée :

« II en va du Limousin comme de la plupart des anciennes provinces : l'habitat rural de 1'ère préindustrielle ne peut y apparaître comme « traditionnel » ou « de pays » qu'en fonction de présupposés idéologiques (desquels notre propos n'est pas ici de faire l'analyse ou l'historique) dont l'ignorance et le mépris, conscients ou non, des anciennes productions culturelles de la civilisation rurale sont les uniques et solides remparts. Pour qui ne confond pas rural et « sauvage » , agriculture et « nature » , écosystème et « écologie » , campagne et « loisirs » , art populaire et « folklore », bref une précieuse maison qui avait passé trois ou quatre siècles sans altérations irréparables et la « fermette à retaper dans le style du pays », les constructions rurales anciennes sont d'abord, avant même d'être objets d'une éventuelle jubilation esthétique, des témoins historiques, les produits à un moment donné d'une certaine catégorie sociale. Dans nombre de pays d'Europe où l'on a créé des musées pour la réérection en plein air de bâtiments agricoles anciens, où 1'on publie annuellement des archives qui peuvent remonter jusqu'au XIVe siècle concernant parfois de simples dépendances, où les hameaux médiévaux fouillés sont plus d'une centaine, affirmer la valeur historique des « maisons paysannes » est d'une totale banalité; hélas, il n'en va pas de même dans la plupart des pays de 1'Europe romane et singulièrement en France. Pourtant, là comme ailleurs, une étude minimale suffit à montrer que certains types se situent dans une « fourchette » chronologique aisément cernable, mais que, par contre, leur aire de dispersion est très vaste si 1'on veut bien admettre le fait qu'elle est discontinue; non seulement elle peut concerner plusieurs provinces éloignées, mais aussi plusieurs pays : il y a là le reflet de la diffusion des techniques et des goûts, et surtout celui de modes d'exploitation qui changent en fonction des structures sociales et du marché.

Bref, l' « habitat de pays » n'est pas autre chose que la maison du XIXe siècle suffisamment riche et bien construite pour avoir perduré jusqu'à aujourd'hui. En niant l'historicité du monde paysan, en confiant par conséquent à des ethnologues le domaine de la « culture populaire », en abaissant délibérément celle-ci au marais d'une « tradition » achronique et non créatrice, on a perdu irrémédiablement ce qui restait d'un monde que nous avons quitté avec la civilisation industrielle et qui était une part fondamentale du patrimoine commun. Après la littérature orale, c'est la culture matérielle que nous avons laissé disparaître sans l'avoir étudiée en profondeur. La maison elle-même, témoin le plus précieux et le plus durable, n'a pas survécu à l'indifférence et à l'expansion économique de la seconde moitié de ce siècle; et ce n'est pas en échafaudant des typologies à partir des séries les plus aisément subsistantes qu'on apportera un remède à l'irréparable catastrophe. Refusant quant à nous de telles méthodes, dont la démarche « scientifique » consiste à éliminer ce qui gène, c'est-à-dire les témoins rares, aidés par le précieux appui moral de nombreux spécialistes étrangers, nous avons eu la chance de parvenir à mettre en évidence ce qui avait échappé à d'autres, en particulier dans ce Limousin où se trouvent nos racines et où nous avons entrepris, depuis plus de cinq ans déjà, un inventaire de 1'architecture rurale » (pp. 3-4).

(5) Il est des courants de pensée qui, pour se parer des atours d'une certaine modernité, n'en remontent pas moins à des idéologies anciennes que l'on pourrait pourtant croire dépassées. Le mythe du « petit pays » est de ceux-là, lequel, dans la France de Pétain, s'était frayé un chemin jusque dans des directives ministérielles prescrivant l'enseignement de l'histoire et de la géographie locales (« Il faut que les enfants connaissent le petit pays où ils sont appelés à vivre » - circulaire de M. Ripert en date du 9 octobre 1940). Réapparue dans les années soixante et soixante-dix sous le couvert d'un certain régionalisme (« volem viure al pais »), la mythologie du « petit pays » n'en est pas à son dernier avatar. Le carcan qu'elle veut confectionner à l'individu est celui d'un espace économique, social et culturel clos.


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© CERAV
Le 15 septembre 2002 / September 5th, 2002

Référence à citer / To be referenced as :

Christian Lassure
L'intangible trinité : la maison « traditionnelle », la maison « de pays », la maison « paysanne », réédition de l'article original paru dans L'architecture vernaculaire, t. 8, 1984, pp. 75-82
http://www.pierreseche.com/intangible_trinite.htm
15 septembre 2002

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