LA MAISON NEUVE D'UN MARCHAND DE VIN DE LA FIN DU XIXe SIÈCLE À NEUILLY-SUR-MARNE (SEINE-SAINT-DENIS) The new house of a late 19th-c. wine merchant at Neuilly-sur-Marne, Seine-Saint-Denis Jean-Yves Dufour
Neuilly-sur-Marne est située 10 km à l'est de Paris, dans le sud du département de la Seine-Saint-Denis (Fig. 1). La commune de Neuilly est implantée sur la rive droite de la Marne. La maison étudiée dans le cadre de travaux de restructuration de l’habitat [1], se trouve au 21 de la rue Marx Dormoy, à proximité de l’église (Fig. 2). Elle est implantée sur des alluvions sablo-graveleuses de la basse terrasse de la Marne, sur un léger coteau exposé plein sud.
Des sondages archéologiques ouverts de part et d’autre de la maison, révèlent une occupation diffuse depuis l’Âge de Fer. Des vestiges construits du XVIe siècle ont été découverts en limite nord du jardin associé à la maison. Quoi qu’il en soit, la parcelle de 745 m2 correspond à une propriété vierge de toute construction sur le plan cadastral de 1819, dit cadastre napoléonien. Rien non plus sur un plan partiel du secteur daté de 1881. À cette date, la parcelle appartient sans doute à un vigneron qui la cultive en jardin clos. Construite en 1888 pour un marchand de vin, la maison utilise dans sa construction, les techniques et matériaux à la mode à cette époque, notamment la céramique décorative et le fer (Fig. 3). Le plan, la décoration intérieure et les objets relictuels, traduisent bien le confort de vie d’une famille de commerçants appartenant à la petite bourgeoisie. Un cadre préexistant : les murs de clôture (Fig. 4) Trois des quatre murs clôturant la parcelle appartiennent au style vernaculaire dit briard. Les murs nord, ouest et sud sont composés de moellons de meulière et calcaire, liés et enduits au plâtre blanc. Le mur nord du jardin (exposé plein sud) mesure 250 cm de hauteur. Il est chaperonné de tuiles mécaniques et équipé de supports en fer pour des paillassons (Fig. 5). Ces tiges [2] métalliques en équerre sont fichées avec une légère pente à 230 cm de hauteur (7 pieds) dans le mur. Ces accessoires sont bien connus micro-régionalement, à Montreuil-sous-Bois notamment, pour soutenir des paillassons ou des plaques de verre destinées à protéger des rigueurs hivernales, les arbres fruitiers plantés en espalier. Des pitons en fer forgé sont également présents à distance régulière sur ce mur. Dans le mur de clôture côté ouest, une ouverture haute de 203 cm et large de 85 cm était fermée par une porte en bois. Elle donne sur la rue Victor Hugo, anciennement ruelle de Saint-Père (Fig. 4). Cette porte rustique et ces murs blancs équipés pour l’arboriculture fruitière indiquent qu’avant d’être occupée par une maison nouvellement construite à la fin du XIXe siècle, la parcelle était un jardin clos fruitier, ce qui ne dépareille pas du caractère fortement viticole du village au XVIIIe siècle. Côté sud, le mur de clôture est plus énigmatique. Le quart oriental de ce mur, à proximité de la rue Marx Dormoy, est aménagé par un décrochement semi-circulaire, saillant à la propriété. La limite maçonnée semi-circulaire présente une ouverture longue de 6,6 m (soit 20 pieds) et large de 4,7 m côté intérieur (nord) de la propriété. Cette construction est réalisée en pierre et plâtre, haute de 4,5 m, avec un décrochement à 2,3 m (7 pieds) de hauteur (Fig. 6). Selon notre informateur, cet espace servait à l'origine de garage pour voiture à chevaux, ce qui expliquerait le pavement élargi côté sud de la maison. Une toiture en appentis récente, et deux portes coulissantes sur rail confèrent au XXe siècle une fonction de débarras à cet espace. De fait, le sol en terre est encombré d’un amoncellement de matériaux de construction (gouttière, stock de tuiles, portes et fenêtres) et de mobilier encombrant ; coffre-fort, balustre en fonte (du caveau familial ?), échelle, mobilier de jardin et petite embarcation de plaisance traduisent l’aisance qui était celle des occupants de la maison au cours de la première moitié du XXe siècle. Dans l’angle sud-est de la propriété, un portail en fer offre un accès large de 260 cm (8 pieds) depuis la rue Marx Dormoy. Deux piliers maçonnés hauts de 3,6 m (11 pieds) soutiennent ce portail : ils sont en pierre calcaire et enduits de plâtre, coiffés d’un chapiteau mouluré en plâtre. La façade sud de la maison est flanquée d’une chambre « suspendue » reposant sur deux potelets de fer positionnés sur la chaussée intérieure, dans l’axe de circulation ouvert par le portail. Cette position « risquée » d’une partie de la maison, à seulement 3,5 m d’un accès véhicule, suggère un décalage chronologique entre le portail et le corps principal de la maison. Parce que trois des quatre murs de clôture et le portail utilisent un système de mesure en pieds et des matériaux traditionnels bien différents de ceux mis en œuvre dans la maison, nous supposons leur antériorité. La maçonnerie semi-circulaire observée en limite sud-est est déjà présente sur le cadastre de 1819. Sa fonction nous reste inconnue [3]. Le mur de clôture côté rue Marx Dormoy (côté orient) est édifié simultanément à la maison positionnée dans-œuvre en façade est. Des murs extérieurs décorés de briques et terres cuites architecturales (Fig. 7) (en collaboration avec Françoise Mary) La maison est globalement carrée (10 x 9,4 m hors-œuvre). Un portillon ouvert dans le mur de clôture à l’est donne accès à la façade exposée au nord. C’est toutefois le côté exposé à l’est qui est pleinement visible depuis la rue, aussi décrivons nous prioritairement ce pan extérieur.
Un soubassement de meulière haut de 130 cm constitue le premier niveau entresolé de la maison. La présence de deux petits soupiraux sur rue signale un niveau semi-souterrain. Les moellons de meulière sont jointoyés d’un mortier de chaux décoré de rocailles (joints rocaillés). Les mêmes matériaux sont utilisés pour le mur de clôture est. Un bandeau de pierre de taille calcaire (blocs longs de 140 cm), mouluré en demi-cœur, ceinture l’étage de réception sur le pourtour de la maison. Au-dessus de ce larmier, le nu des murs est recouvert d’un crépi à la tyrolienne rosé [4], d’où émergent des appareillages de briques en saillie. Un rang de briques brunes découpées [5], posées de champ en boutisse, contraste visuellement avec le bandeau calcaire qu’il surligne. Il annonce le décor tout en terre cuite des deux étages principaux de la maison. Ces briques sont estampées « HB ». Au-dessus de ce premier bandeau, les quatre angles de la maison sont habillés de briques en panneresse formant et /ou habillant [6] un chaînage d’angle. Les deux niveaux sont chacun rythmés par deux fenêtres sur rue, larges de 120 cm, hautes de 235 cm à l’étage de réception, 215 cm au premier étage. Toutes les fenêtres sont encadrées verticalement de briques [7] rouge orangé [8] croisant en panneresses et boutisses formant des piédroits, et surmontées d’un linteau figuré extérieurement par un mélange de briques posées de même façon alternant avec trois aplats de mortier peint en blanc représentant des claveaux et sommiers. Les baies du registre supérieur reposent sur un appui en calcaire. Deux épaisseurs de briques figurant des consoles prolongent les piédroits. Des garde-corps en fonte aux motifs d’entrelacs végétaux équipent chaque fenêtre. Un deuxième bandeau décoratif traversant au niveau du haut des fenêtres fait le tour de la maison : il est composé d’un rang de briques alternativement jaunes marquées « F. » et orangées, disposées verticalement, entre deux rangs de briques boutisses orangées. Le pan est (sur rue) porte des ornements supplémentaires en terre cuite, qu’on ne retrouve pas sur les autres cotés : quatre cabochons côtelés, chacun à demi enserré entre quatre briques, et un cartouche carré en relief. Il représente un cuir entouré de laurier portant en son centre l’inscription RJ dans un encadrement de briques. Cet ornement encadré de briques est au catalogue de la Manufacture de faïences décoratives Jules Loebnitz à Paris, à l’époque de la construction de la maison. Un bandeau de briques jaunes marquées « F. », posées de champ en boutisse, souligne le niveau bas des fenêtres de l’étage et enserre à niveau toute la maison. Enfin, toujours sur le pourtour de la maison, la corniche est fortement décorée d’une frise composée de carreaux de terre cuite moulée en relief à motifs végétaux (plantain ?), entre deux rangs de briques jaunes en saillie. La tuilerie de Choisy-le-Roi présente dans son catalogue de 1906 l’un de ces deux modèles de carreaux [9]. Deux rangs de briques brune, l’une sur champ, l’autre alternant boutisses et panneresses forment avec le rang jaune sus-cité, trois niveaux de saillies superposés. L’accès à la maison Le mur de clôture côté est mesure 110 cm de haut ; il est composé des mêmes matériaux que le soubassement de la maison, et surmonté d’une grille en fer aux motifs de lance. Un portillon en fer, orné des initiales FJ réalisées en fer forgé, permettait d’accéder à la maison depuis la rue. Une petite allée pavée menait au perron (Fig. 4). Un cheminement pavé large de 120 cm colle également aux pans nord et ouest de la maison. Côté sud, tout l’espace entre la maison et l’appentis semi-circulaire est pavé. La façade de la maison est donc exposée au nord, sur un jardinet [10], et non sur rue. Un escalier en pierre calcaire est adossé à la façade nord de la maison. Il est à double montée de cinq marches convergentes. Les extrémités nord des marches inférieures sont en volutes. Des pilastres en fonte soutiennent une main courante en fer. Le palier était protégé par une marquise à deux pentes, aux consoles constituées d’un décor de volutes. La porte d’entrée présente deux vantaux ajourés, avec grilles ornementales (100 x 36 cm) et vitres décorées. L’étage de réception (Fig. 8) Surélevé de 125 cm par rapport au niveau du jardin, l’étage principal présente une surface utile dans œuvre de 80 m2, contenant cinq pièces distribuées de part et d’autre d’un vestibule central.
Ce vestibule traverse la maison du nord au sud, sur une largeur d’1,45 m et 3 m de hauteur. Le sol est revêtu de carreaux mosaïques par incrustation, dits carreaux mosaïques à décor géométrique blanc, noir et gris. Ils sont disposés en tapis entouré de bordures et de seuils à motifs différents mais de mêmes tons (Fig. 9).
Ses parois sont décorées jusque mi-hauteur de faux lambris imitant le bois de chêne (Fig. 10), puis peintes en reproduisant des carreaux en pierre de taille. Une corniche moulurée couronne le tout. Une porte large de 130 cm, à double battant, ouvre sur la salle à manger de 4 x 5 m positionnée dans le quart nord-est de la maison. Un parquet en chêne à point de Hongrie, une cheminée en marbre rouge, deux fenêtres, des murs parés (cimaises, corniches,…) sont les témoins du décor bourgeois de ces lieux. Une porte large de 140 cm, à deux vantaux moulurés, joint la salle à manger au salon (Fig. 11) de 14 m2 (4 x 3,5 m) positionné dans le quart sud-est. Une cheminée en marbre blanc était positionnée au milieu du mur sud. Outre les mêmes revêtements de sol et de mur que dans la salle à manger, le salon fut enrichi en 1937 d’un plafond peint et de moulures d’angle très décorées, figurant des corbeilles de fleurs en médaillons enrubannés, entourées de rameaux d’oliviers. À l‘ouest du vestibule, on trouve successivement la cuisine, la salle de bain et un bureau. La cuisine de 11 m2 se trouve dans l’angle nord-ouest. Son sol est revêtu des mêmes carreaux mosaïques que ceux du couloir. Une fenêtre de mêmes dimensions et décoration que toutes celles du niveau de réception, donne de l’air et du jour côté nord à cette pièce fonctionnelle (Fig. 12).
Le mur ouest porte en partie un revêtement mural de carreaux de faïence. Les carreaux (20 x 20 cm) forment un grand panneau à décor jaspé en bleu et blanc, encadré par des bordures à motifs bleus, verts et jaunes représentant des palmettes et végétaux trifoliés. Ces décors sont présentés au catalogue des Faïenceries de Creil et Montereau à la fin du XIXe siècle. Depuis l’angle sud-ouest de la cuisine, un escalier en pierre, à trois volées angulaires donnait accès au sous-sol (Fig. 8). Occupant toute la surface de la maison, le sous-sol est divisé en quatre pièces par un mur de refend en meulière et une cloison en briques. Il est construit sous voûtain hourdi de briques creuses. Deux soupiraux sur rue et deux autres côté nord, donnaient un peu de jour à cet espace semi-enterré. Un second escalier, à degré droit rentrant, assurait une liaison vers la courette disposée côté sud de la maison. Une fenêtre ouverte dans l’escalier descendant depuis la cuisine, donnait, par le biais d’un jour de carreaux de verre opaques, un peu de lumière à la salle de bain positionnée au sud de la cuisine. La salle de bain d’origine de la maison, était positionnée à l’étage de réception, dans la continuité de la cuisine. Elle mesure 4 m2, est accessible depuis le couloir central. Son sol est revêtu de petits carreaux rouges et jaunes (10 cm de côté), disposés en quinconce. Un piètement de la baignoire d’origine en fonte, a été trouvé dans les appentis du jardin. Enfin, l’angle sud-ouest de l’étage de réception est occupé par un bureau de 3,4 x 2,5, soit 8,5 m2. (Fig. 8). Son sol est parqueté en chêne comme ceux des salons et salle à manger. Une fenêtre sur jardin, une cheminée d’angle en faux marbre et un radiateur en fonte apportent du confort dans cette espace destiné au maître de la maison. Dans la partie sud du couloir, un escalier tournant à droite, avec des marches en chêne et balustres en fonte, permet de monter à la chambre suspendue et à l’étage. Sous cet escalier se trouvaient les toilettes du rez-de-chaussée. Le même décor peint de carreaux de pierre de taille, observé dans le couloir, camoufle la porte des toilettes, et agrémente les parois de l’escalier. La chambre « suspendue » (Fig. 13) À mi hauteur de l’escalier, une porte simple ouvre sur la pièce la plus curieuse de la maison, une chambrette adossée et saillante à la paroi sud de la maison (Fig. 8).
Extérieurement, cette pièce est soutenue par deux potelets métalliques hauts de 315 cm, avec une base et un chapiteau de style simple (dorique). Des poutrelles en fer, à profil en H, soutiennent une armature de bois et des parois en briques creuses, enduites d’un mortier jaune. Deux bandeaux de briques décoratives enlacent cette pièce au corps principal de la maison, et témoignent ainsi de son appartenance au programme d’origine. Une toiture à trois pans couvre cette pièce « suspendue ». D’une surface intérieure de 2,2 x 3,1 m, cette pièce haute sous plafond de 3,2 m, présente un parquet en résineux, une fenêtre à barreaux et un radiateur. Il s’agit donc d’une petite chambre, sans décoration intérieure, mais avec le confort commun à cette époque. Les chambres à l’étage (Fig. 14) Quatre chambres sont réparties à l’étage, de part et d’autre d’un palier de 2,6 m2 et d’un couloir central axé nord/sud.
De part et d’autre du palier, les chambres de la moitié sud de l’étage sont les plus petites. La chambre située dans le quart sud-est mesure 4 x 3,5 m. Seuls 9,5 m2 sont disponibles pour la chambre du quart sud-ouest. Ces chambres sont planchéiées et disposent d’une cheminée [11] et d’une fenêtre. Les chambres de la moitié nord sont les plus grandes : 17, 5 et 19,5 m2. Elles disposent chacune de deux fenêtres hautes de 2,15 m et larges d’1,25 m, d’un parquet en chêne au point de Hongrie, d’une cheminée en marbre surmontée d’un miroir en trumeau, et d’un radiateur en fonte. Ces deux chambres, se rejoignaient par le biais d’une petite pièce de 2,5 m2, transformé en salle de bain dans la seconde moitié du XXe siècle. Charpente et toiture La charpente de comble est à poinçon unique, autour duquel viennent s'assembler quatre arbalétriers qui retiennent, par le biais d'échantignolles, quatre pannes posées sur chant. Deux entraits, composés de deux moises disposées les unes sur les autres à angle droit, viennent enserrer le poinçon et les arbalétriers correspondants. Quatre goussets assemblés à l'entrait bas et aux sablières complètent le dispositif [12]. La toiture en pavillon présente un angle relativement bas (26°). La couverture est faite de tuiles mécaniques au grand moule, à recouvrement, en provenance de la tuilerie de Choisy-le-Roi. Les arêtiers de même provenance convergent vers un épi de faitage de terre cuite. Implantées au-dessus des murs pignons, les cheminées sont élevées en briques disposées en appareillage flamand (boutisse et panneresse sur tous les rangs), avec leurs deux mitrons. Lecture sociologique Habitée par la même famille depuis sa construction, la maison du 21 de la rue Marx Dormoy bénéficie d’une tradition orale qui justifie pleinement notre choix de l’étudier avant sa restructuration. L’acte notarié établi pour l’expropriation en 2013 du dernier occupant de la maison, nous précise également quelques données. Les parcelles de terrain ont été acquises en 1875, par François Théobald Rousseau (1834-1922), négociant en vins et spiritueux, originaire de Montlouis (Touraine), et son épouse Jeanne Marie Janin (1840-1925), née à Chânes (Saône-et-Loire) [13]. François Théobald fut tout d’abord soldat, puis travailla à Paris aux entrepôts de contrôle des vins de Bercy. En 1864, il fonda son entreprise à Neuilly-sur-Marne. Acquise par le travail, leur situation permet aux époux Rousseau de faire construire une maison neuve en 1888. Le chiffre [14] du couple constructeur, RJ pour Rousseau-Janin, répété en façade et sur la grille, affiche volontairement une alliance matrimoniale, mais aussi une réussite familiale et professionnelle concrétisée dans cette maison. Les lauriers du cartouche et sa position en plein centre de la façade sur rue symbolisent et imposent cette double victoire aux yeux de tous. De l’autre côté de la rue, au 24 de la rue de Noisy (actuelle rue Marx Dormoy), une ancienne vinaigrerie appartenait également à François Théobald Rousseau. Dans cette ferme démolie pour les travaux d’élargissement de la route nationale 370, la famille Rousseau stockait du vin dans de grandes caves (Neuilly-sur-Marne 1930-1965, commerçants et artisans, p. 75), logeait des employés et les nombreux chevaux nécessaires à la distribution le vin dans toute la région. La façade sur jardin de la maison du 21 de la rue Marx Dormoy, en retrait relatif de la rue, signale une demeure qui n’est pas destinée aux affaires ou au commerce, mais vise uniquement au confort familial. La séparation nette des deux fonctions est déjà le signe d’une aisance certaine. Édifiée au cœur de Neuilly-sur-Marne, au sein d’une bourgade au bâti vernaculaire de style briard, c'est-à-dire aux murs totalement enduits de plâtre blanc, la maison du 21 de la rue Marx Dormoy était résolument moderne en cette fin de décennie 1880. Moderne dans le choix de ses matériaux, des couleurs et décors de ses façades, de sa toiture à quatre pans, et plus encore dans sa distribution. D’usage surtout apparent, car peu documenté dans l’âme des murs [15] de cette maison, la brique ne relève d’aucune tradition locale en Ile-de-France [16]. Pour répondre à l’expansion de l’agglomération parisienne, qui passe d’un million de personnes en 1836 à 3 millions en 1886 (Le Bas 2014, p. 19), de nouveaux matériaux sont utilisés avec succès. La brique est à la fin du XIXe siècle, un matériau à prix moyen, moins cher que la pierre calcaire, mais plus cher que le moellon de meulière ; dans une logique d’affichage social de la maison du 21 de la rue Marx Dormoy, les moellons de meulière sont donc utilisés pour le soubassement, tandis que l’élévation est décorée de briques. Techniquement, la meulière isole aussi mieux de l’humidité du sol. La grande variété observée parmi les maisons nouvellement construites en banlieue parisienne à partir du 3e quart du XIXe siècle, laisse toutefois à penser que le choix entre la meulière et la briques tient également à des considérations esthétiques. Les cartes postales anciennes représentant la maison étudiée au sein de la rue de Noisy, laissent à penser que le revêtement d’origine pouvait laisser la meulière partiellement apparente sous un joint rocaillé. La pierre calcaire, matériau le plus noble, est limitée au perron et au bandeau en demi-cœur qui ceinture l’espace de réception. Les clefs des linteaux de fenêtres imitent à moindre frais le calcaire. À l’intérieur, outre la première marche de l’escalier, il n’apparaît qu’en trompe l’œil sur les murs. Les briques et autres céramiques architecturales utilisées seulement pour la décoration des façades (bandeaux, encadrement des fenêtres), traduisent là encore une décoration à moindres frais, et le niveau social de son propriétaire, commerçant aisé, mais certes pas industriel, ni grand bourgeois. La décoration intérieure exprime le même niveau de vie : les carreaux de ciment dans le couloir et les parquets en chêne au point de Hongrie dans les pièces principales, sont l’apanage des immeubles bourgeois de la fin du XIXe siècle, alors que les sols en plâtre ou tomettes sont toujours mis en œuvre dans les habitats ruraux, et les sols en pierre ou parquets plus ouvragés encore d’actualité dans les grandes demeures. Par comparaison immédiate, l’artisan boucher qui habite la maison voisine du 72 de la rue Théophile Gaubert à Neuilly-sur-Marne, dispose d’un parquet simple en résineux dans son logement (Dufour, à paraître). Les cheminées, moitié en marbre, moitié en stuc imitant le marbre sont classiques dans l’habitat petit bourgeois du XIXe siècle. Elles n’ont sans doute pas suffi à chauffer la maison, en témoigne le rajout de radiateurs en fonte de style rococo à oreilles [17], radiateurs posés logiquement une à deux décennies plus tard, à proximité immédiate des cheminées probablement dès lors abandonnées. Car l’entretien est également une constante des maisons aisées. La profession d’entrepreneur décorateur exercée de 1920 à 1961 par Raymond Amédée Ricard, époux de la petite fille du couple fondateur, explique une bonne part des transformations mentionnées par notre informateur ; fac-simile de carreaux en pierre de taille peints en 1937, seuil réparé, cheminée du bureau en marbre noir repeinte imitation marbre coloré, … Ce n’est certainement pas un hasard si cette maison fut occupée de 1940 au début 1943 par des officiers allemands (Neuilly-sur-Marne 1930-1965, commerçants et artisans, p. 79) : de conception relativement moderne, et entretenue, elle ne pouvait que retenir l’attention des occupants. L’introduction du fer dans l’architecture est le second élément marquant dans la construction francilienne du XIXe siècle. Le fer est même massivement utilisé dans la décennie 1880 pour les éléments structurels de l’habitation (Le Bas 2014, p. 36). La maison de Neuilly participe pleinement à ce mouvement ; le plancher du rez-de-chaussée est fait sur voûtain en fer, les maçonneries de brique s’imbriquant facilement dans des profils métalliques réguliers. La chambre suspendue sur poteaux et sablières basses en fer dut marquer les observateurs villageois contemporains, comme elle intrigue toujours. Outre cette pièce saillante, tout le plan de la maison semble également révélateur d’un choix relativement moderne en 1888. Dans les habitations bourgeoises du XIXe siècle, la tripartition est de règle : service au sous-sol ou dans les ailes, réception au bel étage, chambres et leurs dépendances au-dessus (Eleb & Debarre 1995, p. 39). La cuisine est trop étroite à Neuilly pour y loger la domestique, aucune pièce n’est aménagée au sous-sol, et il n’y a pas d’aile…La chambre « suspendue » présente les caractéristiques d’un logement pour domestique [18] : étroitesse des lieux, plancher de moindre qualité, aucun décor. Elle est positionnée en entresol, entre l’étage de réception où elle officie, et l’étage des chambres familiales, où elle ne peut loger. C’est donc une position originale qui est adoptée ici : la domestique a vue sur le couloir central de la maison, et sur la courette arrière destinée aux livraisons. Elle bénéficie d’une vraie chambrette, avec fenêtre et bientôt chauffage [19], et non d’une antichambre obscure. Nous sommes en pleine transition architecturale et sociologique. Le salon et la salle à manger sont les pièces les plus importantes du code de sociabilité bourgeoise. Elles sont accessibles et ouvertes entre elles par de grandes portes à double battant facilitant leur réunion et le déplacement des femmes en larges robes. Dans la maison étudiée, elles sont sur rue, et bénéficient de la lumière du matin. Le couloir-vestibule met ses pièces privées et publiques en relation avec la cuisine. Celle-ci est étroite, mais bien disposée côté nord, exposition favorable à la conservation des aliments. Intégrée à l’étage de réception, elle donne aussi sur la façade, avec une fenêtre traitée avec le même soin que les autres. On ne relègue plus sa cuisine dans le sous-sol, même si la cuisinière conserve un accès direct et privilégié sur ce niveau réservé au stockage des denrées et des combustibles. Aucun office n’est annexé à la cuisine, et celle-ci est de petite taille, preuves supplémentaires que nous ne sommes pas dans une grande maison, mais bien simplement chez des commerçants de petite aisance. Positionnée à côté de la cuisine, la salle de bain est tout à fait novatrice pour l’époque. Selon notre informateur, la maison disposait de l’eau courante dès sa construction, ce qui est très précoce dans nos banlieues. La nécessité d’un chauffe-eau, principalement utilisé pour la cuisine, explique la proximité des deux pièces. La salle de bain est un équipement technique qui appartient alors à la sphère des services de la maison, aussi est-elle peu décorée (Eleb & Debarre 1995, p. 226). Dans la maison de Neuilly, la salle de bain ne se rapprochera des chambres que bien plus tard. Sa présence dès l’origine témoigne des conceptions hygiénistes de l’architecte et du couple commanditaire. Les WC sont localisés sous l’escalier, cette position étant traditionnelle depuis le XVIIe siècle dans les demeures qui disposent de ces commodités. Dans l’angle sud-ouest, le bureau bénéficie logiquement de l’exposition la plus chaude. Pourtant, comme dans les chambres, un radiateur de fonte viendra bientôt remplacer et/ou compléter la cheminée. Quand la maison est construite, le propriétaire des lieux a 56 ans, et travaille encore. Un bureau lui est sans doute nécessaire pour gérer ses affaires familiales et commerciales, mêmes si les activités de celle-ci ont lieu de l’autre côté de la rue. Toutes les femmes ayant-droit successives de cette maison, sont dites sans profession. Ces femmes s’inscrivent parfaitement dans l’oisiveté professionnelle admise des femmes de la bourgeoisie des XIXe et première moitié du XXe siècle. Le bureau est donc une pièce masculine. Les chambres observées à l’étage témoignent à notre sens de l’âge des commanditaires. En effet, deux grandes chambres, correspondant aux chambres du maître et de la maîtresse de maison sont réparties de part et d’autre d’une petite pièce, tardivement transformée en salle de bain. La présence d’une baie en façade depuis l’origine de la maison, donnant du jour à cette pièce de seulement 2,5 m2, empêche d’y voir une garde-robe ou penderie. Le fait qu’elle soit lumineuse et accessible par monsieur et madame suggère un cabinet de toilette, c'est-à-dire l’endroit où l’on se débarbouille, se brosse… [20]. Les chambres séparées de monsieur et de madame sont classiques dans les demeures aristocratiques, et encore ouvertes sur les pièces de réception, tandis que l’habitation bourgeoise tend à regrouper le couple dans une chambre conjugale. Ces chambres sont donc modernes par leur position à l’étage, mais de conception ancienne par leur séparation. Comme la chambre « suspendue », elles procèdent logiquement d’une directive donnée par le couple à l’architecte. Les deux dernières chambres, plus petites, localisées au sud des précédentes, sont a priori des chambres d’enfant. Pourtant, le couple édificateur de la maison s’est marié en 1862, et François Théobald Rousseau est âgé de 54 ans lorsqu’il emménage dans sa nouvelle demeure. Les deux garçons du couple ont certainement dépassé la vingtaine d’années. Alors, à quoi riment ces chambres ? L’un des garçons loge-t-il encore chez ses parents ? Au recensement 1891, les parents et leur fils Jules habitent ensemble, sans bonne. La maison était-elle terminée ? En 1896, parents et enfant (Jules) ont chacun une maison et chacun une domestique. Notre informateur, arrière petit-fils né en 1926, a connu la petite chambre du quart sud-ouest utilisée comme penderie, pièce pour le linge. Mais simplement les constructeurs tenaient-ils l’idéal bourgeois de transmettre un bien destiné à l’épanouissement d’une famille entière ? Conclusion La maison observée au 21 de la rue Marx Dormoy (autrefois rue de Noisy) à Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis) est la demeure d’un marchand de vin, construite à la fin du XIXe siècle. avec les techniques et matériaux introduits à cette époque dans les habitations particulières, notamment la céramique décorative et le fer. Ces choix popularisés l’année suivante par l’exposition universelle de 1889 montrent également l’esprit novateur du propriétaire. Le plan, la décoration intérieure et les objets entreposés dans une remise, traduisent bien le confort de vie d’une famille appartenant à la petite bourgeoisie. Nous ne sommes pas dans une villa, ni dans une maison individuelle relativement standardisée des catalogues de constructeurs de cette fin de siècle, mais logiquement dans une maison suburbaine résultant d’une commande spéciale à un architecte. En effet, au-delà de certains traits de construction anciens (le double escalier en façade, la position des WC, le salon-salle à manger,…), mais toujours d’actualité pour montrer son milieu social, la maison bénéficie de particularités relativement novatrices pour 1888 (la chambre de domestique « suspendue », la salle de bain au rez-de-chaussée, ..) qui justifient l’emploi d’un architecte. La famille Rousseau est longtemps restée liée à celle de l’architecte Jean Bréasson, premier second grand prix de Rome en 1875. Bréasson a été nommé architecte communal de Neuilly-sur-Marne vers le 24 février 1899. Un des critères de recrutement semble avoir été sa résidence à Neuilly mais les archives municipales ne conservent pas de confirmation ni d’adresse. Très vite, les documents disponibles mentionnent des adresses parisiennes. En tant qu’architecte communal, il a conçu et/ou supervisé des travaux d’extension et d’aménagement de la mairie et du groupe scolaire (actuellement groupe scolaire Louis Amiard). Il a plus particulièrement travaillé sur la construction de la salle des fêtes et des Bains-Douches municipaux dont il a dressé les plans [21]. François Théobald Rousseau, notre premier propriétaire, édificateur de la maison, était adjoint au maire. Il a pu connaître, apprécier et décider de recourir pour sa maison neuve à cet architecte déjà à l’œuvre dans sa commune. L’architecture résulte toutefois d’une pensée très souvent collective, et l’identification d’un architecte n’est pas notre priorité [22]. Nous tenions à signaler dans cet article, que les maisons bourgeoises de la banlieue parisienne, certes nombreuses et variées, sont tout aussi menacées par les projets immobiliers, que les maisons plus anciennes ou plus rustiques, souvent également plus mal conservées. Elles sont aussi riches d’une histoire qui est celle de notre cadre de vie. BIBLIOGRAPHIE Neuilly-sur-Marne 1930-1965, commerçants et artisans, Bulletin de l’association François-Xavier Donzelot, mai 2008, n° 11, 122 p. Eleb & Debarre 1995 : ELEB (M.) et DEBARRE (A.), L’invention de l’habitation moderne, Paris, 1880-1914, Hazan et Archives d’architecture moderne, 1995, 534 p. Le Bas 2014 : LE BAS (A.), Architecture de brique en Île-de-France. 1850-1950. Cahier du Patrimoine 105, Somogy, 303 p. Dufour à paraître, Eléments d’archéologie du bâti pour une histoire de la boucherie francilienne contemporaine (Val-de-Marne, Seine-Saint-Denis), Revue archéologique du Centre de la France, 2015 NOTES [1] Nous remercions notre employeur, l’Institut national de recherches archéologiques préventives, la commune de Neuilly-sur-Marne, propriétaire du site, et notre informateur M. Jacques Ricard, arrière petit-fils du constructeur, pour leur confiance donnée lors de la réalisation de ce modeste article. [2] Tiges en fer de section carrée (1,8 cm de coté), longues de 25 cm, puis recourbées sur 5 cm. [3] Rapportant la tradition orale, Monsieur Ricard, enfant de la maison, suppose, sans l’avoir jamais vu, la présence d’un puits dans ce flanquement semi-circulaire. [4] Monsieur Ricard a souvenir d’un crépi autrefois plus gris. [5] Ce matériau a pu être détaché dans l’angle de la maison. Le fait qu’il soit découpé à cet emplacement ne permet pas de conclure à l’inexistence de briques entières sur tout le pourtour. [6] La maison ne devant pas être démolie, nous n’avons pas entrepris des sondages en profondeur dans les murs. [7] Briques estampées « HB. », longues de 22 cm, larges de 11 cm et épaisses de 5,5 cm. Cette marque est celle de la briqueterie Houbé père & fils à Morcerf (Seine-et-Marne). [8] La plupart des briques apparentes de la façade sont recouvertes d’un badigeon plus ou moins conservé, visible également sur les joints. [9] Nous remercions Françoise Mary ( http://ceramique-architecturale.fr/), pour ses informations essentielles à la détermination des motifs d’ornement en terre cuite architecturale. [10] Des tilleuls plantés trop près de la façade, nous privent d’un relevé ou d’une photo d’ensemble de cette façade. Les cartes postales anciennes montrent l’absence d’arbre de ce côté au début du siècle. [11] La cheminée de la chambre sud-ouest n’était plus visible, aussi ne la reportons-nous pas sur notre plan. [12] Nous remercions Yannick Le Digol (Dendrotech) pour cette description de charpente. [13] AD., recensement de 1876. [14] Entrelacement des initiales d’un nom. [15] En 2013, l’incertitude quant au devenir de cette maison, ne nous a pas autorisé à faire des sondages archéologiques dans ses murs. [16] Son usage marqué dans la construction des XVIe et XVIIe siècles a touché des édifices castraux, mais quasiment pas les maisons plus communes. [17] Radiateurs produits en France depuis 1895 jusqu'aux années 1920. [18] Jacques Ricard, arrière petit-fils du constructeur nous en confirme la fonction. [19] Le radiateur n’a logiquement été ajouté qu’une ou deux décennies après la construction. L’exposition plein sud de la chambrette réchauffait sans doute modérément le logement de la domestique en hiver. [20] Par opposition aux WC sous l’escalier, ou à la salle de bain implantée au rez-de-chaussée. [21] Nous remercions Françoise Lachassinne, responsable du service documentation-archives de Neuilly-sur-Marne, pour ces informations. [22] Nous mentionnons cette hypothèse à toute fin utile, au cas où un chercheur travaillerait sur cet architecte. Pour imprimer,
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Jean-Yves Dufour |