RELATION DU PÉRIPLE D' UN VOYAGEUR ANGLAIS À TRAVERS LE CORPUS DE L'ARCHITECTURE RURALE FRANÇAISE EN L'AN 1985 An English traveller recounts his voyage across the "Corpus de l'architecture rurale française" Christian Lassure
Éditorial de L'Architecture vernaculaire, t. 9, 1985, pp. 2-4
Le regard que peuvent porter des savants étrangers sur ce vaste programme de publication qu'est le Corpus de l'Architecture Rurale Française, ne saurait laisser indifférents les acteurs engagés dans cette entreprise ainsi que le public des spécialistes auquel celle-ci est destinée. La réaction qui nous occupe ici, est celle de M. Gwyn I. Meiron-Jones, Directeur du Département de Géographie au City of London Polytechnic (Londres) et spécialiste de l'architecture vernaculaire française, qui vient de publier, dans le Bulletin Monumental (1), organe de la Société Française d'Archéologie, un compte rendu de l'un des premiers volumes du Corpus, celui consacré à la Franche-Comté (2). De ce compte rendu d'un volume particulier, se dégage un jugement sur l'ensemble de la collection, que nous présentons ci-dessous, dans un souci d'information des lecteurs de la présente revue. "Il faut bien admettre que la collection est assez décevante. En son temps, "chantier 1425" était un instrument de travail aussi bon et peut-être meilleur que les entreprises similaires alors mises en place en Europe occidentale. Il demeure une superbe source de documentation pour les savants. En effet, s'il y avait des défauts dans le travail d'origine et si une grande part de sa signification échappa aux premiers enquêteurs, il était dans l'ensemble très valable et constituait un excellent point de départ pour les recherches ultérieures. En revanche, la tentative d'actualisation entreprise par le Musée des A.T.P. depuis 1969 est plus critiquable. Les faiblesses apparaissent à la lecture du texte et, surtout, de la brève bibliographie : les auteurs ne tiennent pas compte de l'importante masse des publications européennes postérieures à 1929 et ne semblent pas au courant des grands progrès faits dans la recherche sur l'architecture vernaculaire dans les autres pays européens depuis 1945. Il y a peu d'excuses à cet état de fait, car des bibliographies détaillées, en anglais ou en allemand, très accessibles, sont là pour faciliter la tâche du chercheur débutant. Il faut donc en conclure que les trente années de délai dans la publication n'ont guère été employées de manière profitable et que le résultat dénote un retard d'une génération par rapport aux meilleurs travaux européens actuels. Malgré l'affirmation de Cuisenier (p. 11) selon laquelle "un effort de recherche était ainsi indispensable pour envisager l'habitat d'un point de vue archéologique, historique, ethnologique et linguistique, et pour donner à la technologie et à l'économie leur part", l'ensemble de la collection manque notablement de dimensions historiques et archéologiques. Ainsi qu'on l'a souvent souligné, l'architecture rurale constitue un sujet pluridisciplinaire; mais le Corpus du Musée des A.T.P. ne parvient pas à définir une approche globale. Plus encore, les relevés, œuvre des architectes, ne sont pas mis en relation avec le reste du texte. Le recours à une équipe pluridisciplinaire s'impose aujourd'hui, alors qu'il n'était guère concevable pendant les années noires de la guerre. En fait, des archéologues médiévistes, des ethnologues ou des spécialistes de géographie historique sont mieux à même de parvenir à replacer les constructions rurales dans leur contexte historique et archéologique que des architectes Le grand défaut de la collection réside dans l'incapacité des auteurs à établir une évolution, et même à montrer leur prise de conscience du problème. Cette lacune, qui grevait le travail de Demangeon et des autres auteurs des années 1930, est encore actuelle. La maison rurale est présentée comme une entité immuable, alors que celle-ci a bien évidemment évolué au cours des temps. Les habitations de 1946 ne sont pas celles de 1846 ou de 1746 et encore moins celles du Moyen Age; il en est de même de leur environnement. Et pourtant, les (constructions) "traditionnelles" sont présentées comme si elles avaient été transmises sans modification à travers les siècles, alors qu'il n'existe guère d'édifice qui, dans la campagne française, n'offre les traces de changements apportés à sa structure, à sa charpente ou à ses maçonneries. Les "coutures", les fenêtres et les portes murées ne demandent qu'à être interprétées par l'observation archéologique. De même, la fonction des pièces a subi des changements, leur mobilier et sa disposition ont évolué. La dimension historique dont parle le directeur de l'entreprise est donc loin d'être évidente. Pour prendre un seul exemple d'omission, citons celui des inventaires après décès, qu'on peut trouver par milliers dans les archives départementales, et qui fournissent le répertoire le plus détaillé des changements intervenus dans les intérieurs français, surtout à partir de 1750. Ceux-ci n'ont pas davantage été utilisés que les nombreux documents conservés dans les archives notariales. Il est difficile de parler d'une réelle dimension historique lorsque de telles sources ont été si évidemment négligées. Ces déficiences deviennent positivement étonnantes, et mêmes incompréhensibles, compte tenu des avis éclairés qui auraient pu être trouvés auprès des membres éminents du directoire scientifique. Quel dommage qu'à une époque où la recherche historique française jouit d'une telle réputation, l'équipe du Musée des A.T.P. ne soit pas parvenue à situer les constructions rurales dans leur contexte historique. En dépit du considérable travail de pionnier effectué par Henri Deneux à la fin des années 1920, l'étude de la charpente a été généralement délaissée en France (bien que la C.N.R.M.H. publie des ouvrages de valeur à partir des travaux de Deneux). Cet oubli est (ici) criant. Seule la description des aspects les plus élémentaires des charpentes est retenue dans le volume sur la Franche-Comté, bien que beaucoup parmi elles, appartiennent au type ... "aisled halls", l'un des plus fondamentaux d'Europe, représenté en France dans deux vastes zones (l'Est et le Nord - Est d'une part, le Sud-Ouest de l'autre). Les auteurs ne connaissent apparemment pas la signification européenne de telles constructions. L'étude de la charpente est pourtant fondamentale pour toute compréhension de la maison. Pas de charpente, pas de toit; pas de toit, pas de maison ! Le charpentier est un ouvrier chargé de résoudre le problème de la couverture d'un espace donné. Les techniques dont il se sert, leur évolution, les raisons qui expliquent la présence de certaines techniques (et de certains types de toit) dans certaines régions et pas dans d'autres sont autant de questions qui ne paraissent guère avoir préoccupé les auteurs. Il est enfin dommageable de situer ces études dans un contexte mal défini. L'observation de la maison rurale ne déborde pas du cadre limité de la région. Aucune comparaison n'est proposée avec le reste de la France, elle-même isolée du reste de l'Europe. Ainsi l'équipe du Musée des A.T.P. semble-t-elle s'être tenue à l'écart des développements majeurs de la recherche sur l'architecture vernaculaire depuis 1946. Cette attitude est difficilement explicable, car les travaux les plus novateurs sur le sujet ont été publiés, en anglais principalement, dans des revues aisément accessibles dans les grandes bibliothèques." Voilà donc sous la plume de l'un des grands pionniers de l'architecture vernaculaire en France, un jugement non ambigu, auquel nous souscrivons, pour notre part, sans aucune restriction. À diverses reprises, nous avons eu l'occasion de dire ce que nous pensions du Corpus (3). Les dernières parutions dans cette série, à savoir les volumes Bretagne et Ile-de-France (4), ne nous font pas varier d'un pouce dans notre opinion quant à ses défauts majeurs. Pour les rappeler très brièvement: - dans les "introductions": - la subordination de l'architecture rurale à une typologie "anthropologique" préexistant à la collection et imposée aux auteurs; - le choix, pour la rédaction des textes, de chercheurs généralement non formés aux techniques du relevé architectural et à celles de l'analyse archéologique du bâti, voire de parfaits néophytes en architecture, sans aucune recherche ni bibliographie à leur actif; - l'absence de perspective aussi bien supra-régionale que supra-nationale et, partant, la non-reconnaissance des grands types de maison identifiés par les spécialistes du domaine français comme par les spécialistes européens; - le traitement indigent des techniques de charpenterie; - le caractère squelettique des bibliographies (5); - pour les "monographies": - une sélection non explicitée opérée parmi les relevés initiaux du "chantier 1425"; - une couverture plus ou moins clairsemée des régions concernées; - la quasi-absence d'analyse archéologique, archivistique et stylistique des bâtiments (6). Ce n'est pas ici le lieu de développer, une par une, ces diverses critiques. Il nous suffira de dire, pour l'instant, qu'un consensus s'est établi chez les historiens de l'architecture pour reconnaître au grand œuvre du Musée des A.T.P. ses limites tout aussi bien que ses mérites. NOTES (1) Bulletin Monumental, t. 143, 1985, pp. 191-194. (2) Claude Royer, L' Architecture rurale française, Corpus des genres, des types et des variantes. Franche-Comté, Berger-Levrault, Paris, 1978, 217 p. (3) Cf. Christian Lassure, La datation des maisons dans les monographies du Corpus de l'Architecture Rurale Française : l'exemple du volume Provence, dans L'architecture vernaculaire, tome V, 1981, pp. 10-11; Approche archéologique des maisons rurales et modes de représentation architecturale, dans L'architecture vernaculaire, tome VI, 1982, pp. 8-21, en part. p. 14 (examen critique de la monographie MT 11 du volume Midi toulousain et pyrénéen du Corpus). (4) Daniel Le Couedic, Jean-René Trochet, L' Architecture Rurale Française, Corpus ..., Bretagne, Berger-Levrault, Paris, 1985, 241 p.; Francine de Billy-Christian , Henri Raulin, L' Architecture Rurale Française, Corpus ..., Ile-de-France, Orléanais, Berger-Levrault, Paris, 1986, 269 p. (5) Cf., dans le présent volume, Christian Lassure, Le traitement de la bibliographie dans le volume Bretagne du Corpus de l'Architecture Rurale Française, p. 92. (6) Cf. L'architecture vernaculaire : une approche et un moyen pour la sélection des témoins architecturaux domestiques, agricoles et pré-industriels à protéger et à conserver, dans L' Architecture vernaculaire, tome VIII, 1984, pp. 107-113. Pour imprimer, passer en mode paysage © CERAV Référence à citer / To be referenced as : Christian Lassure
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