LES PHÉNOMÈNES DE CONVERGENCE MORPHOLOGIQUE The pattern of morphological convergence in Europe's dry stone architecture Christian Lassure
Tout observateur de l'architecture de pierre sèche amené à quitter l'échelle du « petit pays » ou du département et à faire abstraction des frontières régionales, voire nationales, n'a pas manqué de constater l'existence, dans certains cas, de ressemblances morphologiques saisissantes entre des constructions pourtant très éloignées les une des autres au plan géographique. Ainsi, rien ne ressemble plus aux casèles à base cylindrique et à toiture conique débordant en larmier du haut Quercy que certaines chabanes de Dordogne, cadoles de Saône-et-Loire, cabordes de Besançon (Doubs), cabanons pointus de la région d'Apt (Vaucluse) et de Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence) mais aussi certaines casetas du haut Aragon en Espagne ou certaines casite de l'Istrie en Croatie. De même, comment ne pas être frappé par la similitude d'une part entre les cabanes à degrés de l'Hérault, du Gard, des Bouches-du-Rhône et du Lot en France, et d'autre part les cabanes à degrés de l'île de Minorque dans les Baléares ou les cabanes à degrés des Pouilles de l'Italie du Sud ? À quelles causes faut-il attribuer cette identité de forme ? : Ces phénomènes de convergence observables tant en France qu'à l'étranger restent, malheureusement, encore trop peu étudiés et expliqués. Cependant, l'inventaire et l'examen des cabanes à trois ou quatre degrés signalées dans la vaste bibliographie de l'architecture en pierre sèche, autorise un certain nombre de constatations.
Une cabane est dite « à degrés » ou « à gradins » (de réduction) lorsqu'elle consiste en au moins deux troncs de cône ou de pyramide superposés. Si en France les constructions à deux degrés sont monnaie courante, par contre les constructions à trois, quatre, voire cinq degrés ne dépassent pas les quelques dizaines. D'après la bibliographie existante (1), elles se rencontrent dans quatre départements : l'Hérault, le Gard, les Bouches-du-Rhône et le Lot. Dans l'Hérault, ce sont : - la cabane de Super-Bel-Air à Faugères, à trois degrés de plan rectangulaire plus une calotte; - trois cabanes du plateau de l'Auverne à Lacoste : . celle de Mas Audran, à quatre degrés de plan circulaire et à contreforts; . celle « sous la ligne à haute tension », à quatre degrés de plan circulaire plus une calotte et à contrefort d'un côté; . celle à cinq degrés de plan circulaire et à contreforts; - la cabane des Clauzels à Murviel-lès-Montpellier, à trois degrés de plan circulaire; - la cabane de Soubès, à un degré sur plan quadrangulaire surmonté d'un degré sur plan circulaire puis d'un dôme; - une cabane à Gabian, à trois degrés de plan rectangulaire coiffés d'une coupole; - une cabane près de la bergerie de l'Hôpital à Cros dans le Larzac héraultais, à trois degrés, de plan extérieur rectangulaire et de plan intérieur elliptique. Il convient cependant de signaler qu'un doute pèse sur l'attribution de certains de ces édifices au groupe morphologique des cabanes à degrés : ainsi les cabanes de Gabian et de Soubès, dont les degrés, de faible élévation et de faible retrait, semblent être l'estrados parementé d'une voûte en encorbellement délestée de sa couverture de lauses. Dans le Gard, un seul specimen est signalé : - la cabane des Bois à Aujargues (Gard), à trois degrés de plan quadrangulaire surmontés d'un dôme. Dans les Bouches-du-Rhône, ce sont : - les cabanes de Salon-de-Provence, à trois degrés, celui du bas quadrangulaire, les deux du haut circulaires.
Dans le Lot, trois exemples sont bien attestés : - la cabane des Roques à Saint-Vincent-Rives-d'Olt, à trois degrés de plan circulaire et à contreforts; - la cabane du Pech des Places à Arcambal, à quatre degrés de plan circulaire, - et celle dominant la Cévenne de Mondiès dans la même commune.
Étudiées par Jaime Sastre Moll (2), les cabanes à degrés minorquines, ou barraques de bestiar (« baraques à bétail »), ont de quatre à dix niveaux circulaires, dont le premier est à façade rectiligne (et parfois le second aussi). Citons, entre autres : - la barraca Sa Tanca d'Envig (1813), à sept degrés circulaires, le premier et le deuxième ayant une seule et même façade rectiligne; - la barraca Son Salamó (1857), à sept degrés circulaires; - la barraca Ses Arenetes, à dix degrés, les deux premiers étant à façade rectiligne.
Relevées par l'Institut polytechnique de l'Université de Bari (3), les cabanes à degrés de la province de Bari dans les Pouilles sont à trois ou quatre redans, le premier étant généralement interrompu sur le devant de l'entrée. Ce sont : - un pagliaro (pailler) à Bitonto, à quatre degrés; - un pagliaro (pailler) à Palo del Colle, à quatre degrés; - quatre cabanes à Giovinazzo et Terlizzi, dont deux à trois degrés et deux à quatre degrés.
L'adoption d'un revêtement à degrés pour les parties hautes d'une cabane en pierre sèche peut s'expliquer par diverses raisons que l'on peut établir par l'observation et la déduction à défaut de pouvoir disposer d'explications données par les constructeurs eux-mêmes. 4.1 Tirer parti d'un matériau ingrat En l'absence d'une quantité de lauses suffisante pour pouvoir faire une toiture classique en cône ou en cloche qui épouse étroitement l'extrados de la voûte, il était logique de se contenter d'une série de gradins parementés à fruit permettant l'emploi de pierres non litées, prismatiques ou informes, sans avoir à « coller » à l'extrados de la voûte. De fait, lorsqu'on regarde de près le parement des gradins, on s'aperçoit qu'il est monté à l'aide de boutisses empilées les unes sur les autres, à la façon d'un puzzle, et qu'il est parfois couronnés d'une rangée de bloc de pression. C'est le cas de la cabane héraultaise du Mas Audran à Lacoste, à l'enveloppe extérieure construite en pierres arrondies basaltiques. Ou de la barraca minorquine Ses Arenetes, aux parements en petites pierres de toutes formes disposées en opus incertum. Ou encore du pagliaro de Palo del Colle, aux parements en pierres irrégulières non assisées. 4.2 Obtenir des élévations importantes Un autre avantage du recours à un couvrement à degrés est qu'il permet d'obtenir des élévations importantes, sans avoir à recourir à un échafaudage extérieur. Chaque degré fournit en effet une plateforme d'où monter le parement du degré supérieur. En revanche, plus les gradins sont nombreux, plus le diamètre de la base est important. Ainsi, les plus grandes barraques minorquines mesurent entre 10 et 20 m de diamètre et 7 et 10 m de hauteur.
Le déterminisme du matériau n'explique pas tout. La convergence de formes entre les cabanes à gradins de la France, de l'Italie et de l'Espagne, a peut-être quelque chose à voir avec des mouvements de travailleurs, des migrations de maçons. Mais l'enquête sur ce point reste muette. Autre possibilité : des fonctions similaires qui auraient retenti sur la morpohologie des édifices. Mais les cabanes à degrés françaises et italiennes sont des abris pour les humains et des remises à outils tandis que les barraques minorquines sont, du moins pour certaines d'entre elles, des abris pour les bovins (boueret). Ce que l'on sait des barraques minorquines conduit vers une autre piste. Pour ces dernières, outre le déterminisme du matériau, il semble qu'il faille incriminer le mouvement des idées et la diffusion des modes. En effet, les grandes bâtisses de la région de Ciutadella furent construites dans la première moitié du XIXe siècle – comme le confirment les dates gravées sur leurs linteaux : 1794, 1813, 1840, 1857 – à l'initiative d'un grand propriétaire de l'île, D. Bernardo Magín de Olives y Sequella, qui raffolait de ces édifices (4). Ces derniers relèvent donc d'un mouvement d'amélioration des dépendances agricoles, impulsé par une personne appartenant à l'échelon supérieur de la société rurale, croyant dans le progrès agricole et agronomique et ayant les moyens financiers pour mobiliser les énormes quantités de pierres nécessaires à l'édification de ces mastodontes architecturaux et pour payer des maçons et leurs aides (tels ce Jose Saurina au Rafal d'es Comte à Ciutadella, ou ce Bertomeu Casell à la barraca Son Salamó à Ciutadella). NOTES (1) Pour l'Hérault : André Cablat, L'architecture rurale en pierre sèche de l'Hérault : cabanes de bergers, d'agriculteurs et de charbonniers, dans L'Architecture rurale en pierre sèche, t. 2, 1978, pp. 41-68; idem, Recherches sur l'architecture de pierre sèche dans le département de l'Hérault, dans L'Architecture vernaculaire, t. V, 1981, pp. 52-56; Jean-Pol Nicol, Le plateau de l'Auverne (Hérault). Constructions en pierre sèche : cabanes, capitelles, fauteuils de bergers, enclos et murs, polycopié, l'auteur, 1992, 48 p. Pour le Gard : Maurice Roustan, Capitelles et pierres sèches de Nîmes et du Gard, l'auteur, 1990, n. p. Pour les Bouches-du-Rhône : Louis Mille, Les bories des terroirs d'Aix et Salon-de-Provence, l'auteur, 1993, 28 p. Pour le Lot : Pierre Dalon, Les cabanes en pierre sèche du causse de Limogne [Lot], dans Bulletin de la Société des études littéraires, scientifiques et artistiques du Lot, t. 94, 1973, 2e fasc., avril-juin, pp. 103-131; Christian Lassure, Relevés et fiches techniques de sept cabanes en pierre sèche lotoises, dans Cabanes, casèles et gariotes du département du Lot, articles de revues publiés de 1974 à 1986, L'Architecture vernaculaire, suppl. No 4, 1986, pp. 94-111. (2) Jaime Sastre Moll, Tipología de construcciones rurales de piedra en seco en la isla de Menorca, dans La pedra en sec. Obra, paisatge i patrimoni, IV Congrés internacional de construció de pedra en sec, Mallorca, del 28 al 30 de setembre de 1994, Mallorca, 1997, Consell Insular de Mallorca, FODESMA - LEADER, Grup Serra de Tramuntana, pp. 547-555. (3) Cf. Mostra documentaria sull'architettura in pietra a secco della Puglia, dans Architettura in pietra a secco, Atti del primero seminario internazionale "Architettura in pietra a secco", Noci-Alberobello, 27-30 settembre 1987, a cura di A. Ambrosi, E. Degano, C. A. Zaccaria, Schena Editore, 1990, pp. 533-578. (4) Cf. Jaime Sastre Moll, op. cit., p. 554. Pour imprimer, passer en mode paysage © CERAV Référence à citer / To be referenced as : Christian Lassure page d'accueil sommaire géologie
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