L'ARCHITECTURE VERNACULAIRE

 

 

 
ISSN 2494-2413 TOME 34-35 2010-2011

Nat Alcock

L'IMPORTANCE DE LA CHARPENTE À COURBES DE NÉCHIN (BELGIQUE)

 

Résumé

La grange du XVIIIe siècle de la ferme de Néchin s'avère d'une importance exceptionnelle dans le contexte régional comme européen. Elle abrite des éléments de charpente à courbes, seuls témoins à avoir survécu en Belgique ou dans le nord de la France (quelques témoins furent toutefois signalés avant la Seconde guerre mondiale). Il s'agit donc d'un unique témoin confirmant l'existence de cette ancienne technique de charpenterie dans la région. Les fermes à courbes sont très répandues en Grande-Bretagne (où elles sont pour la plupart médiévales) mais sont des plus rares en Europe continentale. La date de la présente charpente reste à établir, et en particulier il faut déterminer si les courbes sont des remplois d'un bâtiment antérieur ou si elles ont été taillées spécialement pour la grange, ce qui indiquerait que l'on connaissait la charpente à courbes dans la région (comme le donne à penser l'analyse des fermes de charpente).

 

Introduction

Nous nous sommes rendu, le 1er mai 2006, dans la ferme de Néchin, à 10 km au nord-ouest de Tournai. Elle s'est avérée d'un intérêt et d'une importance exceptionnels, d'où la présente note résumant  les observations que nous y avons faites. Les photographies qui l'accompagnent ont été prises  lors de notre examen des lieux (N. Alcock) et avant et pendant la rénovation de la maison il y a 15 ans (P. Dormal).

Disposition des lieux

La ferme est un carré de bâtiments, tous d'aspect similaire, construits en maçonnerie de briques des XVIIIe et XIXe siècles et couverts de tuiles (Fig. 1). La maison proprement dite occupe le corps de bâtiment nord tandis que la grange, qui fait l'objet de la présente monographie, occupe le corps de bâtiment ouest. Le porche d'entrée dans le corps de bâtiment est, qui s'ouvre sur la rue, porte la date de 1781 mais l'ensemble avait déjà la même disposition auparavant puisqu'un carré apparaît sur une carte détaillée de 1771-1776 (info. P. Dormal).

1. Plan d'ensemble de la ferme de Néchin indiquant la numérotation des fermes de charpente du corps de bâtiment ouest (N. Alcock)

 

2. Le corps de bâtiment ouest pendant les travaux de restauration (P. Dormal)

La charpente

Les corps de bâtiment nord, est et sud, ont (ou avaient avant les travaux de modernisation) un toit de type courant en Belgique. Le corps de bâtiment nord (la maison) comporte des entraits assujettis par des ancrages et portant une ferme à arbalétriers courts soutenant un faux-entrait. Cependant, la grange qui constitue le corps de bâtiment ouest, est d'une tout autre nature et d'une importance exceptionnelle. Elle a une portée de 4 m 83 d'un mur de briques à l'autre et compte six fermes de charpente. On est surpris par le fait que celles-ci relèvent de trois formes différentes. Les fermes T1 et T4 sont des fermes à courbes entières; T2 et T3 sont des fermes à entrait tandis que T5 et T6 ont des poteaux et des arbalétriers assemblés par blochet sur ces derniers. Dans les photographies prises avant restauration, ces poteaux reposent apparemment sur des entraits soutenant un fenil.

Les fermes à courbes

La ferme à courbes T4 apparaît dans la figure 3 telle qu'elle était avant restauration et dans la figure 4 telle qu'elle est à présent. Les arbalétriers sont bien cambrés et s'entrecroisent au sommet, la panne faîtière étant prise dans leur entrecroisement. Ils semblent avoir été taillés dans un seul et même arbre. La ferme T1 (à la figure 5) est identique, hormis le fait que ses arbalétriers sont les moitiés d'un seul et même arbre scié de long. On note qu'ils sont très blancs d'aspect (le bois dont ils sont tirés n'est pas identifiable au premier abord mais, d'après son aspect, ce n'est pas du chêne).  Cette ferme de charpente se dresse dans une partie de la grange qui n'a pas été modernisée; à l'origine, l'espace y était ouvert du sol jusqu'au faîte mais on a interpolé (au XXe siècle ?) un plancher de béton. Un mur bas divise la grange selon T2 (il est aujourd'hui prolongé jusqu'en haut). La figure 6 laisse voir T3, ce mur, et la ferme T1 au-delà.

3a. Ferme de charpente T4 avant restauration, avec, en arrière, T5 et T6 : vue en totalité (P. Dormal).

 

3b. Ferme de charpente T4, avant restauration, avec, en arrière, T5 et T6 : vue de l'arbalétrier ouest et du faîte (P. Dormal).

 

4. Ferme de charpente T4, arbalétrier est dans son état actuel (N. Alcock).

 

5a. Ferme de charpente T1 : faîte (N. Alcock).

 

 

5b. Ferme de charpente T1 : coude (N. Alcock).

 

5c. Ferme de charpente T1 : base de l'arbalétrier dans son état actuel (N. Alcock).

Aucune des deux fermes de charpente n'a de véritable blochet la reliant à l'arase des gouttereaux, il n'y a qu'une petite ancre en bois clouée sur l'arbalétrier (visible sur les figures 3 a-b et 5b). Ces ancres paraissent avoir été ajoutées récemment. Les assemblages faîtiers sont maintenus par deux chevilles tandis que les entraits retroussés le sont tantôt par une cheville, tantôt par deux. Les faux entraits saillent de chaque côté au-delà des arbalétriers, là où ils portaient les pannes (remplacées lors des travaux de restauration); des échantignoles devaient maintenir les pannes en place (Fig. 3a)

6. Extrémité sud de la grange en cours de restauration : on y voit les fermes T3 (qui cache T2) et T1 (P. Dormal).

Interprétation

La configuration des fermes de charpente T1 et T4, en particulier l'absence de blochets, implique qu'elles sont en rapport avec des murs en dur ( par ex. en briques) plutôt qu'avec des murs en colombage (comparer avec les blochets reliant les arbalétriers courbes aux murs dans une ferme de charpente anglaise aux murs en colombage, figure 7).

Notre premier mouvement en voyant ce surprenant assortiment de différents types de fermes de charpente – deux à courbes, deux à entrait et deux à structure composite – a été de penser que les courbes étaient un remploi provenant d'un bâtiment antérieur.

Cependant, une autre interprétation est possible : les différents types de fermes ont été choisis plus particulièrement pour s'acquitter de fonctions différentes dans le cadre du bâtiment existant. Les deux fermes à courbes franchissent un espace entièrement dégagé sous le toît. Les deux fermes à entrait reposent sur des piliers en briques qui délimitent les accès de la grange. Enfin, les deux fermes composites étaient employées au-dessus de poutres supportant un fenil.

7. Élévation d'une ferme à courbes anglaise (Alcock, 1981, 62).

Ces deux interprétations n'ont pas la même portée quant à la datation et au contexte des fermes à courbes mais dans les deux cas, les fermes ont une importance exceptionnelle par ce qu'elles impliquent quant à l'usage des charpentes à courbes dans les Flandres et dans la France septentrionale.

Importance

La charpente à courbes est une technique médiévale, bien étudiée dans les Îles britanniques, où 4000 témoins ont été recensés (Alcock, 1981 et documents ultérieurs). Les témoins les plus hauts remontent au XIIIe siècle et figurent parmi les premiers bâtiments en bois encore debout en Angleterre. Des témoins de cette technique ont été signalés en Europe continentale, mais ils ne sont guère nombreux (sans doute pas plus de 50) et sont répartis sur un vaste espace allant des Flandres  à la Dordogne, de la Bretagne à la Bulgarie (Meirion-Jones, 1981). Il reste à déterminer si leur répartition est le résultat d'une diffusion ou si la technique a été ré-inventée séparément dans différents endroits.

La charpente à courbes dans les Flandres

Un certain nombre de toits du XIIIe siècle dans les Flandres présentent des analogies très étroites avec des structures en Angleterre ayant des affinités avec les charpentes à courbes (les « courbes sous entrait ») à tel point que l'on considère des plus probables qu'une forme est issue de l'autre, bien qu'on ne sache pas dans quel sens (Hoffsummer, 2002, 192). Cependant, dans les Flandres, ces pièces de charpente sont posées sur des murs de pierre et n'ont guère de ressemblances avec la vraie ferme à courbes; elles donnent la ferme « porteuse » flamande classique, très répandue dans les Pays-Bas (ibid. 243 ff.).

Il y a plus de 70 ans, on a fait état de la présence de quelques authentiques charpentes à courbes dans la Flandre côtière (Alveringen, Ramskapelle, Westkapelle) (Tréfois, 1937; Meirion-Jones, 1981), mais leur perdurance n'est pas sûre. Ces fermes à courbes allaient avec des murs en pan de bois et des arbalétriers assemblés sur un poinçon debout sur un faux-entrait plutôt qu'entrecroisés comme à Néchin. On rencontre les deux types de faîtage en Angleterre, où ils sont désignés respectivement sous le nom de faîtage de type G et faîtage de type D (Alcock, 1981). Les faîtages de type G sont rares (il n'en existe que 29 spécimens recensés, contre 179 pour le type D).

Actuellement, la seule véritable charpente à courbes connue survivant en Belgique ou dans le nord de la France est celle de Néchin, ici décrite.  Elle est donc d'une importance exceptionnelle en tant qu'unique témoin à confirmer l'existence de cette ancienne technique dans la région. Toute son importance ne se manifestera que par d'autres investigations, en particulier sa datation par la dendrochronologie. Son lien avec les traditions de charpenterie locales dépend en particulier de laquelle des deux interprétations est la bonne.

1. Si ces courbes sont des remplois, elles indiquent la présence d'une tradition qui était probablement éteinte dès la fin du XVIIIe siècle.

2. Si, au contraire, ces courbes ont été taillées pour le bâtiment existant, elles indiquent qu'on connaissait la technique dans la région jusque vers 1780-1800, les charpentiers locaux étant capables de choisir cette solution parmi plusieurs en fonction du rôle particulier de la ferme à courbes.

Dans les deux cas, il semblerait que la technique, d'abord élaborée pour des murs en pans de bois, ait été ensuite adaptée à des murs de briques, évolution qui n'a pas eu lieu en Angleterre.

Une ultime question à laquelle d'autres recherches pourraient peut-être répondre est la date à laquelle la construction à courbes a été adoptée pour la première fois dans la région. Est-il possible qu'elle ait été importée au XVIe siècle, pendant la brève période de suzeraineté anglaise, comme cela a été suggéré pour le Limousin en France (Bans et Bans, 1979) ?

BIBLIOGRAPHIE

N. W. Alcock, 1981, Cruck Construction: an Introduction and Catalogue, Council for British Archaeology (see http://ads.ahds.ac.uk/catalogue/library/cba/rr42.cfm).

J.-C. Bans & P. Bans, 1979, Notes on the cruck truss in Limousin, Vernacular Architecture, 10, 22-29.

P. Hoffsummer and others, 2002, Les charpentes du XIe au XIXe siècle: Typologie et évolution en France du Nord et en Belgique.

G. Meirion-Jones, 1981, Cruck construction; the European Evidence, in Alcock, 1981, 39-56.

A. V. Trefois, 1937, La technique de la construction rurale en bois, Folk, 1, 55-72.


 

© Nat Alcock - CERAV


À référencer comme suit :

Nat Alcock
L'importance de la charpente à courbes de Néchin (Belgique)
L'architecture vernaculaire, tome 34-35 (2010-2011)
http://www.pierreseche.com/AV_2010_alcock_fr.htm
11 juin 2011

L’auteur :
Ph. D., Fellow of the Society of Antiquaries

Traduction en français :
Christian Lassure

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