L'ARCHITECTURE VERNACULAIRE

 

 

 
ISSN 2494-2413

TOME 36-37

2012-2013

Marc Grodwohl

Compte rendu : Hans Rudolf Lavater, Les débuts des poêles et fourneaux économes en bois (1555-1576)

(LAVATER Hans Rudolf. Lignea Altas. Der Bieler Dekan Jakob Funcklin und die Anfänge der « Holzsparkunst » (1555-1576). In: Basler und Berner Studien zur historischen und sytematischen Theologie. Schweitze Kirchen Geschichte neu reflektiert. Ed. Peter Lang. Bern.2011)

L’habitat de la Suisse du nord-ouest, du sud de la Forêt-Noire et de l’Alsace (Sundgau) montre au XIXe s. et au XXe s. des fourneaux en deux parties, chacune dans une pièce différente, alimentés depuis un seul foyer, conçus dans le but évident d’économiser du combustible. Côté cuisine, l’appareil est une masse maçonnée, contenant un ou deux orifices d’alimentation du foyer. Celui-ci chauffe – le cas échéant – un four et une réserve d’eau chaude et en tous les cas un plateau métallique. Celui-ci est percé de plusieurs trous circulaires. Ils sont fermés par des anneaux de fer concentriques, permettant d’adapter le diamètre du trou à celui de la marmite ou casserole dont le fond vient s’y encastrer ; une disposition semblable à celle des cuisinières à bois ou charbon de fabrication industrielle.

1. Stube (reconstitution) à l’écomusée d’Alsace : poêle (Kachelofen) en terre cuite émaillée (1ère moitié du XIXe s.). L’alimentation en bois et la sortie de la fumée se fait côté cuisine. La petite pièce attenante est la Kammer, chauffée ici par une Kunscht à banquettes.

Dans le fond du foyer est ménagée une ouverture, avec tirette d’occultation ou registre, faisant passer la fumée dans un canal traversant le mur et circulant dans une ou deux banquettes d’un appareil en terre cuite et pierre, ou entièrement en pierre, adossé au même mur dans la pièce mitoyenne : la Stube ou la chambre (ou alcôve) attenante. L’appareil à banquettes, rarement droit, est dénommé Kunscht. Ce peut-être un pareil d’appoint, à côté du Kachelofen, poêle à chauffage direct, ou le seul moyen de chauffage.

2. Id., Kunscht en dalles de pierre calcaire et carreaux de réemploi, chauffée par la circulation en chicane de la fumée du fourneau de cuisine.

La datation des Kunscht s’avère, pour le moment, impossible Les carreaux de terre cuite vernissée revêtant la Kunscht sont très souvent de récupération, recyclant par exemple les carreaux encore utilisables du poêle principal lors de son renouvellement. Au vu de l’une ou l’autre Kunscht apparemment homogène, on peut envisager que le système est en usage au milieu du XVIIIe s., mais il a pu exister plus tôt. Néanmoins, le milieu et la deuxième moitié du XVIIIe s. montrent, comme on peut s’y attendre, la rareté du combustible. Dans l’ouest de la région du Sundgau, on voit se diffuser des poêles en fonte pour chauffer la Stube et vers 1770 apparaissent les plaques en fonte, en fond des foyers (ouverts ou maçonnés ?) communiquant leur chaleur à la pièce voisine. Dans l’est de la même région se montre la combinaison cuisinière maçonnée et Kunscht.

3. Id. cuisinière connectée à la Kunscht.

On a fait dériver la Kunscht, terme et procédé, de l’invention « Holzsparungkunst », ou l’ « art » d’économiser le bois de chauffage qui fait l’objet d’assez fréquentes mentions dans la période 1550-1580 environ. Bernhard Metz [1] avait fait un point fort complet sur le sujet ; il a montré comment deux Strasbourgeois, Friedrich Frommer en 1555 puis Michael Kogmannn en 1571, avaient tenté de faire reconnaître leur « invention » par la ville. Toujours à Strasbourg, en 1558, trois poêliers exploitent l’invention d’un nommé Rebstock. Pour autant, le destin de ces inventions, qui semblaient inspirer un certain scepticisme aux autorités strasbourgeoises, n’était pas connu. La Kunscht, comme on l’entend en Suisse alémanique, en Forêt-Noire, dans le Sundgau, correspond au poêle à banquettes décrit plus haut. On ne trouve pas de dispositifs semblables à Strasbourg et ses environs. Le terme « Kunscht » ne survit que dans le nom des casseroles conçues pour s’emboiter dans le dessus de la cuisinière. Il n’y a donc pas de filiation assurée, continue, entre l’invention savante du milieu du XVIe s. et le dispositif, très localisé (dont la carte reste néanmoins à établir), d’économie du combustible qui est censé s’en inspirer.

La recherche fondamentale d’Hans Rudolf Lavater a été publiée voici peu, et permet de replacer les pièces de puzzle alsacien dans le contexte général de la mise au point, du brevetage et de la commercialisation du procédé de 1554 à 1576, date de dépôt du dernier brevet et probablement d’épuisement de l’intérêt pour cette nouveauté. Il est difficile de résumer sans grandement les trahir les 82 pages d’un travail d’une érudition et d’une profusion de sources qui force l’admiration, tenant le lecteur en haleine mieux qu’un « polar » économique. À travers les tribulations du « Cluster de Constance », né dans la tragédie de l’exil des Réformés conséquent du retour de la ville au catholicisme, l’auteur nous met au près des conditions d’émergence d’une innovation brillante et rationnelle, et des facteurs économiques et culturels de son échec relatif. Néanmoins, comme l’écrit l’auteur dans son propos conclusif, ce fut « un pas important sur la route, dont le terme est encore bien lointain, de l’énergie intelligente ».

Le chauffage domestique est un souci majeur au milieu du XVIe s. Les problèmes sont de plusieurs ordres. Le bois est rare et cher : pour le théologien bernois Musculus, la dépense de chauffage représente 6,7% de son budget annuel « un trou conséquent dans mon revenu », écrit-il en 1556. Le confort n’est pas toujours atteint. En 1522, Erasme se plaint de la cheminée « latine » (« welsche kamin ») que son éditeur lui a installée dans son logement bâlois. En janvier 1529, un pasteur écrit depuis sa « maison couverte de suie », alors qu’un poêle et un four neuf y avaient été installés au mois de juin précédent.

Face à la pénurie, plusieurs stratégies sont possibles. La stratégie d’économie de la ressource rationalise la production et l’utilisation du combustible. La stratégie de substitution recourt à d’autres combustibles : tourbe et charbon minéral. Enfin, la stratégie de régénération des forêts (pratiquée par les grandes villes pour anticiper les besoins en bois d’œuvre). Historiquement, la stratégie d’économie de la ressource l’emporte au nord des Alpes où l’on assiste à partir de 1550 à des recherches systématiques de rationalisation de l’usage du bois de chauffage et à la commercialisation des procédés qui en sont issus.

Ces nouveaux procédés sont désignés par les contemporains de « Holzsparkunst », que l’on traduit habituellement par « art d’économiser le bois » alors que « Kunst » serait à prendre dans le sens de procédé, voire de « machine » (comme c’est le cas des pompes dans les mines à la fin du XIIIe s.). Ces nouveaux procédés relèvent-ils d’éclair de génie individuel ? L’auteur penche plutôt en faveur d’un changement progressif de technologies artisanales et empiriques existantes. Au paroxysme de la crise – augmentation de la demande qualitative de production de chaleur et incapacité des ressources à y répondre –, ces technologies viennent croiser les travaux fondamentaux de théoriciens et l’opportunisme d’entrepreneurs : ce qui corrige l’idée d’une invention subite en un lieu précis.

Si la première mention d’un « art » ou d’une « machine » à économiser le bois intervient dans la région de Zürich en 1554, des précédents à la fois théoriques et vernaculaires se présentent. Des cuves de brasserie économes en consommation de bois sont brevetées en 1550 en Bohème, en 1551 dans les terres et villes d’Empire, en 1552 en Saxe. Concernant les foyers domestiques, l’Italie du Nord apparaît à travers les travaux du médecin, mathématicien et physicien Girolamo Cardano, ami de Léonard de Vinci. Dans son ouvrage encyclopédique (De subtilitate (1547), 1ère éd. 1550, Nuremberg, trad. : De la subtilité et subtiles inventions, ensemble les causes occultes, et raisons d'icelles.) il développe une théorie révolutionnaire de la flamme. Le complément de cet ouvrage (De rerum varietate, Bâle, 1557) décrit, comme en usage à Milan, un fourneau de cuisine avec cendrier, grille, plateau du dessus en cuivre dans lequel des trous permettent d’enfoncer des casseroles au contact du feu. Reste à perfectionner ce fourneau de cuisine, transposer son principe au fourneau de chauffage, faire breveter le procédé.

Ce brevet, différents inventeurs veulent l’obtenir, de l’Empereur et de pouvoirs locaux, à peu près en même temps. Le menuisier strasbourgeois Friedrich Frommer présente au conseil de sa ville, le 29 juin 1555, un procédé « de chauffage unique de la Stube et de la cuisine avec économie de la moitié du bois […] très utile tant aux riches qu’aux pauvres ». Dans la foulée et avec la recommandation du conseil de sa ville, Frommer introduit une demande de brevet (« patente ») pour l’Empire. Pour des raisons techniques, l’examen du dossier de Frommer est reporté à la session suivante de la Diète de Regensburg, instance compétente, qui doit siéger de juillet 1556 à mars 1557. Frommer est donc immobilisé pendant un an, pour la plus grande chance d’un autre inventeur, Konrad Zwick, personnalité de Constance réfugié politique et confessionnel dans la région de Zürich. Zwick, bien avancé en 1554, se voit rattrapé par ce concurrent strasbourgeois jusqu’alors inconnu. Il entre en relation avec lui, et les deux décident d’une association (consortium). Leurs qualités complémentaires – Zwick est un « politique » et Frommer un « technicien » – faciliteront un efficace lobbying. On les suit et voit procéder à des démonstrations notamment à Mulhouse (1556), Bâle et Neuchâtel (1557). Leur demande de brevet impérial porte sur l’authentification de leurs droits d’auteur, la reconnaissance de la nouveauté de l’invention, son intérêt collectif (bénéficiant autant aux pauvres qu’aux classes supérieures), les caractères pratiques de l’appareil.

Décédé en février 1557, Konrad Zwick ne verra pas l’étape décisive : le brevet est accordé le mois suivant au consortium Frommer – les héritiers de Konrad Zwick (dont son fils Jacob) – Hans Ulric Kundigmann. S’adjoint au consortium, sans en faire partie, Jakob Funklin, pasteur doyen de Biel, qui porte les intérêts de Jacob Zwick ; ce dernier n’a reçu en héritage de son père qu’une « montagne de dettes » et la charge d’entretenir sa mère et sa sœur. Le consortium peut aussi s’appuyer sur l’entregent d’Ambrosius Blarer, fils du réformateur de Constance et apparenté aux Zwick. Les mêmes (sauf Kundigmann, remplacé par Egloff) bénéficieront du renouvellement du brevet pour l’Empire en 1576.
On a vu le contexte énergétique de l’invention. Sa mise en forme et sa diffusion s’opèrent sur un terrain marqué par une forte solidarité familiale et confessionnelle ; elle s’étend bien au-delà du noyau des actionnaires du consortium, dont les relations ne sont d’ailleurs pas de tout repos. Le milieu de l’entreprenariat préindustriel protestant fournit aussi les cadres religieux. La cartographie de l’environnement de l’invention montre le réseau d’amitiés et de parentés constituant le « Cluster de Constance en exil » : pour Konrad Zwick, les milieux du négoce textile, Kundigmann, Funcklin, Blarer, parties prenantes de la savonnerie de Schopfheim et des mines d’argent de Staufen.

Exil ? Le négociant Konrad Zwick est sénateur de la ville de Constance, et l’un des acteurs de l’introduction de la Réforme, dans laquelle Blarer et Funcklin jouent un rôle de premier plan compte tenu de leurs responsabilités religieuses ou politiques. En 1548, les Autrichiens prennent la ville et rétablissent aussitôt le culte catholique, le privilège de ville d’Empire étant retiré à Constance. Konrad Zwick s’exile alors dans sa propriété rurale en pays protestant, près et sous la protection de Zürich. De formation médicale (à l’Université de Freiburg i. B.) et juridique (à Bologne), Zwick consacre son expatriation à l’étude d’inventions utiles à ses contemporains et coreligionnaires. La première partie de cette carrière d’inventeur est consacré à une « machine de guerre » (brevet exploité par la suite jusqu’en 1576), utile à la protection militaire de la Réforme. La seconde partie, « machine à économiser le bois de chauffage », a vocation à améliorer les finances des familles paupérisées par l’exil – dont la sienne –.

S’agissant de la diffusion de l’invention, le consortium est particulièrement actif en 1557 ; il assure durant cette année des démonstrations dans 24 villes différentes, les distances extrêmes d’est en ouest étant de 1000 km, du nord au sud de 700 km. L’année suivante, des missions dans le but d’obtenir de nouveaux brevets territoriaux sont effectuées en Saxe et Pologne. Les démonstrations de 1557 peuvent être à l’image de celles que Jakob Zwick organise en juin dans son domaine campagnard près de Zürich ; il y invite ceux en mesure d’exploiter le brevet (les maîtres potiers) et leurs clients potentiels : la bourgeoisie de huit villes dans un rayon de 50 km. Un témoin dit n’avoir jamais rien vu de semblable, et qu’un nombre considérable de bourgeois présents veulent se faire construire un tel fourneau. En avril de la même année, le prestigieux pédagogue et diplomate strasbourgeois Jean Sturm reçoit deux « holzkunstler », ingénieurs du bois pourrait-on traduire ; ils réalisent chez lui un appareil témoin. Le juriste François Hotman l’examine et en dresse un rapport ; ce dernier décrit l’appel de tirage du foyer dans le bas de l’appareil, la grille (du four), le cendrier, le circuit de la fumée autour d’un caisson métallique encastré. Pour sa part, Sturm rapporte l’invention dans une correspondance avec le roi Christian III de Danemark. Suivant les lieux et sans doute la qualité des exploitants locaux de l’invention, les lendemains de fête sont parfois douloureux ; ici les réalisations ne sont pas toujours à la hauteur des promesses, alors que là elles suscitent enthousiasme et nouvelles commandes.

On peut se faire une représentation extrêmement précise du procédé du consortium de Constance. En 1563, puis 1564, paraissent sur les presses de Peter Schmid à Mulhouse des feuilles volantes sous le titre « Holtzkunst/Veezeichnuβ der figu/ren vnnd neuwen öfen/von der ersparung dr neuwen/erfundenen Holtz/kunst », présentant des dessins des nouveaux fourneaux selon le nouveau procédé d’économie du bois. Les bois des gravures figurent dans l’inventaire de 1559 de l’imprimerie fondée en 1557 dans cette ville où Jakob Funckli avait des contacts suivis. Hans Rudolf Lavater démontre que ces feuilles volantes sans légende – mais avec des lettres de désignation des organes des appareils –  constituaient le matériel graphique d’appui à la « vente » de l’invention. Un cas rare et précoce de documentation technique et commerciale, hypothèse corroborée par les blasons figurant sur les couronnements des poêles représentés : Biel, ou Bienne, (dont Funckli est le pasteur doyen), Zürich, Bâle et Mulhouse.

Trois illustrations montrent des poêles en terre cuite (intégrant des plaques de fonte ?). Ces modèles nommés « Stobenofen »sont apparemment dédiés au seul chauffage et présentent une riche ornementation de putti, dauphins, cavaliers antiques, mascarons et blasons en relief. Le premier modèle est formé d’un foyer cubique, habillé de carreaux vernissés (au moins aux angles) et adossé au mur. L’alimentation en bois se fait depuis l’autre pièce, à travers le mur. Les flammes passent dans l’intervalle entre la paroi extérieure du foyer et une caisse encastrée dans celui-ci (« Heizkessel», sans doute en chaudronnerie) et ouverte sur son plateau au moyen d’une grille. La fumée passe dans quatre colonnes (en terre cuite) et leur entablement, d’où elle est évacuée vers la cheminée. Le second modèle est similaire au premier, dans la partie supérieure, mais le poêle semble conçu pour être chauffé depuis la pièce même (ce qui lui permet de rayonner sur les quatre faces). La partie inférieure monte sur un côté la portière d’alimentation du foyer, de l’autre la porte d’un four. Le troisième modèle est une version autonome, non adossée au mur, du premier.

4. Vignettes (1557-1564) du catalogue du consortium Zwick, Frommer et co. montrant des poêles économes en énergie (extrait de Lavater, op.cit.).

Deux modèles de fourneaux à cuire et à bouillir « bratt und kochöfen », à présent, différents par leur agencement. Le premier est un escalier à trois marches, le long d’un mur, la cheminée à l’extrémité opposée des portières des trois foyers, un par étage. La marche la plus basse est vouée à la cuisson en marmites encastrées dans les trous du plateau, la marche la plus haute est le four, celle du milieu peut-être la grille à rôtir. Le deuxième modèle, représenté en écorché, possède les mêmes fonctionnalités mais dans une disposition perpendiculaire au mur. Chacun des trois foyers est autonome, entouré d’un vide d’air (pour éviter d’avoir à réchauffer une masse froide à chaque mise en service ?).

5. Vignettes (1557-1564) du catalogue du consortium Zwick, Frommer et co. montrant des fourneaux de cuisine économes en énergie (extrait de Lavater, op.cit.).

Ces illustrations ne sont pas des modèles idéalisés, mais reflètent des réalités déjà expérimentées au moment de la publication du catalogue, et connues par les descriptions qu’ont pu en faire des clients ou des experts consultés pour l’obtention de brevets ou recommandations. Elles montent que sauf erreur d’interprétation, les fonctions de chauffage et de cuisine sont assurées par des appareils distincts, non connectés l’un à l’autre, contrairement au modèle vernaculaire visible au XIXe s. et durant la première moitié du XXe s.

La concurrence ne se fait pas attendre, mais elle ne porterait que sur l’optimisation de la technique et la prise en compte de combustibles de substitution : tourbe et charbon minéral. Les faibles différences avec le procédé du consortium Zwick-Frommer font penser à de l’espionnage industriel ou de la copie pirate. Ces concurrents sont signalés à Nuremberg(1557), à Zürich-Hongg (1571), à Constance (1585).

D’une autre trempe est peut-être le concurrent redoutable qui fait ou refait surface à Strasbourg en 1571. L’armurier –endetté – Michael Kogmann demande le soutien du Conseil de Strasbourg pour la reconnaissance de l’invention d’un nouveau fourneau, remontant à 1563 mais alors gênée par le brevet détenu par son concitoyen Frommer. Ce fourneau réunissant cuisinière et poêle utilise un tiers de combustible en moins.

Réduire d’un tiers la consommation de bois, telle était aussi la promesse du consortium de Constance. Mais le temps a déjà mis à l’épreuve leur procédé. Ce qui est gagné en quantité de bois est perdu en temps et main-d’œuvre : réduire le bois en bûchettes, réalimenter le fourneau sans cesse, ramoner et entretenir. L’invention remet en cause fondamentalement le rapport des contemporains aux actes du chauffage et de la cuisson. C’est beaucoup à la fois. Pourtant soutien de toute innovation, le duc Christoph von Württemberg anticipe en 1558 le rejet du procédé et dit qu’il faut laisser les gens cuire et bouillir comme ils l’ont fait jusqu’à présent et comme le faisaient leurs grands-parents. La patricienne Amalia Rechburger écrit en 1557 que tout compte fait le bois est bon marché, ses forêts ne lui rapportant pas grand-chose. Elle entend dire que le procédé chauffe la Stube, mais son mari préfère laisser d’autre gens tenter l’expérience. Elle-même voit qu’il faut alimenter le fourneau à longueur de journée avec de petites buchettes et n’a pas envie de s’y mettre.

Les résistances culturelles sont fortes, car l’invention ne remet pas seulement en question une culture des foyers. Elle fait entrer en scène le foyer fermé dans des régions coutumières du feu ouvert. Le jeune valaisan Thomas Platter, né en 1499, raconte la première fois où il voit un poêle en terre cuite vernissée, alors qu’il est âgé de dix ans. Lors d’un voyage il arrive de nuit dans une auberge. La lune se reflète dans deux carreaux du poêle; il croit voir les yeux d’un gros veau.

Le calcul économique met en balance le prix du bois et celui des appareils, du débit du bois en petites bûchettes, du personnel qui doit alimenter plus fréquemment les poêles, de l’entretien et des réparations de ces derniers.

Par rapport à ces objections, Kogmann promet que son invention épargnera beaucoup de temps et de peine. En novembre 1571, il peut enfin la soumettre à une commission technique du Conseil [2] qui examine le modèle grandeur réelle en fonctionnement et, sans s’engager davantage en raison des déboires antérieurs occasionnés par la nouveauté, décide d’une lettre de recommandation pour l’Empereur. Contrairement à l’invention du consortium de Constance, celle de Kogmann associe bien l’élément principal – la cuisson économique des aliments – avec le chauffage de la Stube : aucun appareil à cet effet n’étant décrit, il n’est pas impossible que ce chauffage soit assuré par émission d’air chaud, au moyen de clapets ou tirettes. En juin 1572, Michael Kogmann et ses associés, Heinrich Kogmann savonnier et cabaretier, et Jérémias Neuner ingénieur des fortifications, obtiennent un brevet impérial d’une durée de 10 ans. Le consortium étend très vite sa zone de chalandise à la Lorraine et la Hesse, l’Angleterre (1574), la France, la Saxe, la Bourgogne (1580). Les démonstrations sont couronnées de succès, dans sept grandes villes dont Vienne, Leipzig, Kassel. Et dès 1575, le consortium demande une extension du brevet aux économies de bois dans les salines, les bains, les chaudrons à couleurs et à bière. L’extension des activités du consortium strasbourgeois correspond peu ou prou à la fin de celles du consortium « de Constance » mentionné la dernière fois à l’occasion du renouvellement de son brevet en 1576 : ses associés et mandataires n’ont pas fait fortune, loin s’en faut.

En 1618 paraît le premier ouvrage théorique sur le sujet : l’engouement pour la nouveauté, les espoirs et déceptions sont loin derrière. Mais, avec la guerre de Trente Ans, la reconstitution des réserves forestières et la dépopulation, la question de l’économie de combustible perdra de son acuité, jusqu’à la fièvre du milieu du XVIIIe s.

Probablement, n’y a-t-il pas de continuité directe entre l’invention du « Cluster de Constance » et les poêles à banquettes de l’habitat rural. L’invention première (italienne ?) s’est néanmoins pérennisée à travers les cuisinières maçonnées, qui n’ont pas supplanté partout l’âtre à feu ouvert. Dans une aire limitée, la Kunscht rurale a remis à l’ordre du jour un des principes des inventeurs du XVIe s. : rallonger le plus possible le circuit d’évacuation de la fumée. Pas de temps long de la Kunscht, donc, mais une forme de réinvention d’un procédé apparenté lorsque le besoin s’en fait sentir. Par contre, le travail de Hans Rudolf Lavater met à nouveau la focale sur la riche période 1550-1580 où l’habitat donne à voir toutes sortes de remises en cause et de confrontations du neuf et du vieux, peut-être sans égales par la suite.

NOTES

[1] METZ Bernhard. Glanes sur les poêles et les poêliers dans les sources écrites alsaciennes. In RICHARD Anne. SCHWIEN Jean-Jacques (dir). Archéologie du poêle en céramique du haut Moyen Âge à l’époque moderne. Technologie, décors, aspecs culturels. Actes de la table ronde de Montbéliard. 23-24 mars 1995. Revue Archéologique de l’Est. 15e supplément. Dijon. 2000.

[2]   Document inconnu de Lavater, publié par Metz (2000).

Sur les questions de chauffage dans l’habitat rural en Alsace, articles en ligne sur le site de Marc Grodwohl :

- Les 3 K de la maison à Gommersdorf : Kachelofa, Kuchi, Kammer
http://www.marc-grodwohl.com/content/view/67/31/

- Céramiques de poêle du XVIe s. au XXIe s. décorées au pochoir
http://www.marc-grodwohl.com/content/view/155/31/

- Un économiseur d’énergie « traditionnel » : la Kunscht
http://www.marc-grodwohl.com/content/view/156/31/


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© Marc Grodwohl - CERAV

Référence à citer / To be referenced as :

Marc Grodwohl

Compte rendu : Hans Rudolf Lavater, Les débuts des poêles et fourneaux économes en bois (1555-1576)

L'architecture vernaculaire, tome 36-37 (2012-2013)

http://www.pierreseche.com/AV_2012_grodwohl_CR.htm

3 février 2012

L’auteur :

chercheur associé, UMR PACTE 5194, Politiques publiques, Action politique, Territoires, Université Joseph Fourier - Grenoble.

Marc Grodwohl a initié au début des années 1970 des chantiers d’études et de sauvegarde in situ de l’habitat rural en Alsace. Devant l’impossibilité de conserver certains bâtiments in situ, et dans le souci d’approfondir et de partager les connaissances avec un large public, il a été, avec ses collègues de l’association « Maisons paysannes d’Alsace », l’auteur du musée de plein air « écomusée d’Alsace ». Ce dernier, ouvert en 1984, fut sous la direction de l’auteur jusqu’en 2006 un lieu de conservation, d’études et de formation, démontrant avec ses 300 000 visiteurs annuels l’intérêt du public pour le patrimoine ethnologique. Depuis son départ, l’auteur collabore à des projets similaires en France et à l’étranger, reprend ses recherches personnelles et intervient dans des formations universitaires.

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