L'ARCHITECTURE VERNACULAIRE

 

revue du CERAV

     
ISSN 2494-2413    

TOME 48-49

2024 - 2025

Francis Kelly

QUELQUES PARTICULARITÉS DE LA CHARPENTE DU HAUT SÉGALA : L'EXEMPLE DE LA MAISON MAROT 
À SÉNAILLAC-LATRONQUIÈRE (LOT)

 

Résumé

La maison Marot à Sénaillac-Latronquière est une ferme du XVIIIe siècle située dans le haut Ségala (nord-est du Quercy). Son développement additif reflète les besoins de l'économie paysanne essentiellement autosuffisante jusqu'aux années 1960. L'édifice se distingue par sa vaste toiture à faible pente et à large debord, couverte de tuiles canal, et par sa charpente à fermes triangulées, aux potelets encaissés dans le mur de surcroit, propre au Figeacois. Ces éléments, ainsi que d'autres caractéristiques de construction, révèlent l'adaptabilité et la continuité du vocabulaire vernaculaire local jusqu'à la fin du XXe siècle.

 

Abstract

The Marot house at Sénaillac-Latronquière is an 8th-century farmstead in the higher Ségala in the North-East of Quercy. The additive nature of its development reflects the needs of the essentially self-sufficient nature of peasant economy up to the 1960s. It is characterised by wide, low-pitched roofs with deep eaves overhang covered in tuiles canal and by the post-and-truss roof-structure of the Figeacois. These and the other constructional features noted reveal the adaptability and continuity of the local vernacular into the late 20th-century.

 

Les récentes réparations d'une maison à Pratoucy, la maison Marot (commune de Sénaillac-Latronquière, Lot), ont mis en évidence plusieurs caractéristiques typiques de la construction vernaculaire figeacoise, en particulier en ce qui concerne les charpentes. Ces éléments sont souvent considérés comme allant de soi et donc, quand leur importance n'est pas appréciée, ils risquent d'être perdus dans la « restauration » au lieu d'être réparés comme il se doit et conservés. Quoi qu'il en soit, dans le présent article, la maison Marot est utilisée comme site-type.

Pratoucy est un « village » du haut Ségala, ainsi qu’on appelle les hameaux là-haut. C’est un pays anciennement marécageux que l’on a progressivement drainé au profit de l'élevage bovin dès le XVIIIe siècle. La maison Marot se trouve vraisemblablement sur l'emplacement d'une maison plus ancienne, mais la maison actuelle porte la date de 1738 au linteau de la porte d'entrée [1]. Une extension au nord pour un logis supplémentaire est datée de l'« AN X » sur le linteau de l'étable en dessous [2]. Au cadastre napoléonien, levé en 1826, la maison semble avoir déjà atteint son développement actuel, bien qu’il y ait eu nécessité de sérieuses restaurations et d'un remaniement vers 1900 au côté Sud et de la charpente des combles de la partie Est.

La maison Marot [3] n’est pas exceptionnelle en matière d’architecture ou de construction. Néanmoins, elle est désormais inscrite comme « ensemble agricole » sur la liste supplémentaire des monuments historiques du Lot, initiative longuement attendue et qui devrait être étendue non seulement aux autres départements, mais aussi aux autres bâtiments ou ensembles de mérite équivalent [4]. La disposition de la maison (avec galerie, devenue « bolet » [5] et annexes de chaque côté) et de la ferme (avec puits et riche grange-étable en face), se retrouve disséminée dans tout le Quercy, particulièrement au XIXe siècle. Dans une certaine mesure, les ajouts organiques et les interventions cumulatives ainsi que l'approche qu'ils reflètent en réponse à l’évolution des besoins, ainsi que leur contexte agricole-paysager et socio-économique, ajoutent à l'intérêt et à la signification de cette maison en particulier. Elle était le parfait exemple de l'autosuffisance du paysan, son « outil de travail » [6]. Une maison témoin et un objet d'étude qui mérite d'être pris en considération, non seulement pour l’inventaire mais aussi pour sensibiliser le public à l'intérêt et à la fragilité des bâtiments vernaculaires [7].

 

Pl. 1 - Maison Marot (janvier 2023) : vue générale depuis le sud-ouest, couverture renouvelée.

 

 

Fig. A - Maison Marot : disposition générale.

 

 

1 - Quelques généralités

Sauf exception, tous les bois d’œuvre sont des bois de brin équarris, fendus ou sciés de long – les marques d’arrachage sont souvent encore visibles – et en chêne ici, comme c’est la norme en Quercy. Par contre, les planchers et les voliges sont en châtaignier et sciés de long. Cela est probablement normal dans le Ségala au XVIIIe siècle ainsi que jusqu’au milieu du XIXe, où le châtaigner (et même le hêtre) se trouvent aussi parmi les bois d’œuvre [8].

Rappelons l’utilisation, au moins certainement avant la Révolution et longtemps après, des mesures anciennes et de systèmes empiriques (proportion, cannes et ficelle/corde) pour calculer le dessein de la charpente et des bois individuels dans les constructions vernaculaires [9].

De manière caractéristique, à une époque où le métal était coûteux et la main d’œuvre abondante, tous les bois d’œuvre de la charpente sont chevillés, tout comme les planches du plancher, les voliges et les étagères suspendues omniprésentes.

Dans la plupart des maisons de ce type partout dans le Sud-ouest et même le Sud de la France [10], les bois constructifs du plancher et de la charpente sont généralement intégrés à la maçonnerie, qu'ils soient horizontaux (sablières, muralières [sablières de plancher], sommiers d’une sorte ou d’une autre, solives et blochets), verticaux (poteaux ou potelets) ou inclinés (pieds des chevrons). Tout cela contribue à la solidité globale de la structure. La parenté avec la construction en pan de bois ou en terre (bauge ou torchis) relève d’une évaluation plus rigoureuse.

Le trait emblématique associé à l’intégration de bois d’œuvre dans la maçonnerie – et très répandu dans le vernaculaire des maisons et granges du Quercy – c’est le surcroît des murs des combles. La charpente est rehaussée sur des potelets noyés dans la maçonnerie du surcroît, reprenant et répartissant ainsi les poussées de la charpente. Le surcroît était construit, ou fini, autour des fermes déjà levées sur leur potelets et probablement déjà sécurisées par les sablières – signe d’une collaboration entre maçons et charpentiers avec sans doute des moments d’angoisse. La maçonnerie du surcroît, qui est souvent à peine différenciable de la maçonnerie en dessous des solives, noie en grande partie les bois de charpente de cette zone. Le schéma en perspective figurant dans le livret in-situ du CAUE du Lot en donne une excellente impression [11] (fig. B).

 

Fig. B - Maison Marot : principe constructif de la charpente. © CAUE 46, publication in-situ, 2020.

 

 

Fig. Bb - Comparaison schématique d’une maison et d’une grange-étable au Ségala lotois (cela pourrait être la maison Marot [1738] et sa grange-étable [1777-78]). © Catherine David, 2024.

 

Il existe une distinction évidente entre les maisons et les granges. Ici, comme dans la plupart des autres maisons, les potelets sont relativement courts, de ± 1 m 30. Dans les granges, généralement construites au-dessus d'une étable (les « granges-étables »), le but principal est d’obtenir un espace libre et dégagé, donc le surcroît et ses potelets encastrés peuvent atteindre des hauteurs impressionnantes, celles de Pratoucy ± 4.5 mètres [12]. Dans les maisons, comme à la maison Marot, le grenier a moins besoin de hauteur et dans les toits domestiques à faible pente comme celui-ci, on se passe des entraits retroussés pour dégager le passage [13]. On se contente donc de la triangulation de base apportée par les jambes de force (jambettes). La poussée vers l'extérieur des fermes est en partie non négligeable et aussi contrebalancée par le mur recevant les potelets. Ce type de ferme des charpentes domestiques telles qu’illustrées dans le schéma du CAUE est un peu standard dans le nord-est du Quercy – le haut Ségala et le Figeacois. Mais le type en général n'est pas spécifique à ce « pays » ; on le trouve également dans le Cantal et dans l'Aveyron. Sa diffusion régionale, voire géographique au-delà de la région, attend d'être étudiée et définie. Les exemples datés du Ségala se situent principalement entre le début et le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle [14]. D'autres travaux sur le terrain permettront sans aucun doute de mieux comprendre l'évolution du type et sa répartition. Outre les caractéristiques principales des fermes dont les arbalétriers se croisent au sommet pour soutenir le faîtage posé à plat et dont les potelets sont encaissés et triangulés aux fermes, il existe une autre caractéristique distinctive et pragmatique, à savoir l'extension des pannes latérales – pour soutenir les arêtiers – et du faîtage – pour les recevoir. À la maison Marot, il y a cinq fermes de ce type.

Le dessin est simple [15]. Les solves, planchéiées normalement, fournissent la plateforme pour lever les fermes. Les fermes (ou, le cas échéant, les chevrons-faisant-fermes) sont levées en même temps que leurs potelets et jambettes, qui y sont tenonnés. Les potelets sont tenonnés aux solives. Les arbalétriers portent la faitière posée à plat dans l’entrecroisement de leur assemblage sommital à mi-bois en « X » [16]. Les sablières bloquent et retiennent les potelets en position. Les courtes jambettes forment un élément de triangulation entre arbalétrier et potelet, ainsi peut-être que la solive à laquelle les potelets sont également tenonnés, type d’entrait abaissé ou à « triangulation étendue » [17] (figs. B et Bc). Les solives traversent les murs, dont le poids compense en partie la tendance à la flexion des solives. À l’origine, les arbalétriers et les jambettes de la maison Marot étaient légèrement chanfreinés avec des arrêts de chanfrein aux joints des assemblages. C’est une caractéristique assez répandue dans la région, voir par exemple un bâtiment daté 1735 au Grenier à Lespinas (pl. 2).

 

Fig. Bc - Maison Marot : assemblages d’une ferme (F1). En 1 : assemblage sommital en X des arbalétriers (a crabo, en quercynois) ; en . 2 : assemblage triangulé, arbalétrier-poteau-jambette de la  jambette sur solive ; en 3 - assemblage chevron-sablière – noter l'absence de chevillage. © Catherine David, 2024.

 

Quant aux pannes latérales, la plupart sont bloquées au dos des arbalétriers par des échantignoles clouées – vraisemblablement remplacées lors de gros travaux vers 1900. Mais il est intéressant de constater qu’aux arbalétriers de la ferme F2, qui sont jumeaux (c’est-à-dire sciés de la même grume), elles sont épaulées par des échantignoles naturelles, éléments saillants des arbalétriers eux-mêmes.

 

Pour revenir aux traits distinctifs, sinon déterminants, même emblématiques, après le surcroît des murs pour rehausser la charpente, l’assemblage chevron-sablière occupe une place importante. Il s’agit d’embrèvements réciproques dans la sablière et le chevron, dont la continuation traverse la sablière dans une tranchée (pas de sablière) et continue pour former l’avant-toit distinctif de ces charpentes [18] (fig. Bc, détail 3). Il est important de souligner que la plupart des chevrons n’avaient pas besoin de cheville ici, étant chevillés non plus à la panne mais seulement à la faîtière.

 

Fig. Bc, détail 3 - Assemblage chevron-sablière par embrèvements réciproques dans la sablière et le chevron.  © Catherine David, 2024

 

2 - Les chevrons

La logique constructive (ferme-pannes-chevrons, etc.) se suit dans les détails du levage. Les solives soutiennent les poteaux qui soutiennent les sablières et les fermes. Les fermes portent le faîte (la panne faîtière ou faîtière) et les pannes. À leur tour, le faîtage, les pannes latérales et les sablières portent les chevrons, dont les chevrons arêtiers. Les arêtiers sont aussi assemblés à la sablière de la même façon que les chevrons et les empannons. Une particularité typiquement pragmatique est le porte-à-faux du faîtage et des pannes pour accueillir/soutenir les arêtiers qui y sont chevillés (fig. C, détails). Ce détail pratique et logique n’est pas rare, voir par exemple L’Oustal à Lespinas, commune de Saint-Cirques, et se retrouve aussi dans le Sud-ouest de l’Angleterre, par exemple dans les charpentes des maisons « à pignons croisés » (cross-gabling) dans les Cotswolds [19].

 

Fig. C - Maison Marot : coupe longue est-ouest. Détails des pannes faîtière et latérales en porte-à-faux pour les arêtiers. © Catherine David, 2024.

 

 

Fig. C - Détails. © Catherine David, 2024.

 

 

3 - Détails de la charpente d’origine

3.1 - Panne faîtière posée à plat et non pas en losange (voir sur pl. 2, fig. Bc)

Pl. 2 - Le Grenier, Lespinas (commune de Saint-Cirgues) (avril 2023). Les combles: charpente, mur de surcroît et plancher.

 

La panne faitière est posée à plat, dégrossie ponctuellement, et les arbalétriers sont encochés, le cas échéant, à leur l’assemblage sommital pour la recevoir. Les faîtières posées à plat sont une caractéristique fréquente des toits français, tant vernaculaires que nobles ou bourgeois [20], à toutes les époques, généralement contreventées longitudinalement en axe par des aisseliers partant d'un demi-poinçon porté par un entrait retroussé. Mais le contreventement longitudinal n'est pas obligatoirement un trait de ce type de toit à faible pente dans le Ségala. Bien sûr, ici, il y a des pannes latérales, mais dans la plupart des granges, notamment celles à chevrons-faisant-fermes (et donc sans fermes ni faîtière ni pannes), on s’en passe et s’appuie seulement sur la liaison longitudinale des voliges [21].

3.2 - Chevillage des chevrons au faîtage

La logique voudrait bien que la faîtière soit posée en dévers, en losange, pour bien se caler dans le berceau constitué par la fourche sommitale des fermes et fournir ainsi une assise pour les extrémités des chevrons, mais la pose à plat semble avoir été la règle que la faitière soit contreventée par le bas ou non. Les arêtes de la faîtière sont délardées – parfois pas plus que le bord laissé brut lors de l'équarrissage – pour faciliter l'assise des arbalétriers – mais cela ne semble pas être utilisé pour fixer les chevrons, du moins à la maison Marot, où ils sont plutôt fixés par cheville à la surface supérieure de la faîtière. Là encore, bien que de nombreux chevrons aient été soulevés et remis en place depuis la construction initiale (vraisemblablement en 1738) [22], il semble que ce système (chevillage des chevrons à la surface supérieure de la faîtière) soit l'assemblage d'origine (voir aussi localement à L’Oustal de Lespinas [déjà cité]).

3.3 - Fermes et jambettes chanfreinées

Cette caractéristique se trouve également dans la maison datée de 1736 ou 1756 de l’autre côté de la route (parcelle 171 sur le cadastre IGN en 2019) et partout aux XVIIe et XIXe siècles (voir par exemple pl. 2). Ici, seulement une des cinq fermes retient, à présent, cet assemblage, celle à l’Ouest (F1) [23] ; aux autres, la jambette a été remplacée par des jambettes moins bien finies (sans chanfrein, simplement fixées en entaille par des clous industriels). Il est probable que les jambettes d'origine ont été enlevées assez tôt, probablement pour dégager de l’espace, car celles qui subsistent sur la ferme F1 sont à côté d’une cloison, donc il n’est était pas nécessaire de les enlever ; cette cloison date probablement de la période où l'escalier vers les combles a été introduit, disons au début du XIXe siècle à en juger par les charnières « moustaches » de sa porte. Les jambes de force ont probablement été réintroduites sur les autres fermes en même temps que de gros travaux qui eurent lieu vers 1900, probablement par précaution. On peut supposer que c’est à cette époque que les deux fermes dans les combles de l’Est ont été largement remplacées, et que leur assemblage sommital a été boulonné.

3.4 - Chantignole naturelle

Ce détail heureux se retrouve sur d'autres toits de la région ainsi que dans la Bouriane. Jean-Luc Obereiner l’avait remarqué à la grange du milieu du XVIe siècle de Rouergou (commune de Saint-Médard Catus) [24] et on le retrouve à une autre grange datée de 1830 à Richard (commune d’Uzech). Un exemple se trouve aussi à Saint-Cirq-Lapopie, apparent au pignon ouvert sur la place du Sombral.

3.5 - Marques d’assemblage

Leur absence est vraisemblablement liée à la présence du chantier avec son aire d’épure sur place et donc les éléments n’en auront normalement pas besoin. Par contre, des marques, faites à la pointe à tracer, peuvent avoir survécu et sont encore visibles, par exemple sur le côté noyé du potelet nord d’un arbalétrier au nord (F4) qui a dû être remplacé.

3.6 - Trous de chevrons

Les potelets d'origine des fermes de la maison Marot encore en place sont percés de trous de chevilles redondants sur leur face, juste au-dessus de la mortaise inférieure de la jambe de force. Leur présence est suffisamment cohérente pour suggérer qu'ils sont intentionnels et qu'ils sont liés à la préparation et/ou au levage des fermes. Il existe une certaine littérature en Angleterre sur la fonction des trous de chevrons ; le consensus est qu'ils sont liés à la mise en place des pièces de bois pour l'assemblage [25].

 

4 - Les annexes en appentis

À la maison Marot, trois méthodes de fixation des chevrons des annexes en extension ont été notées. La plus simple, sur l'annexe de l'An X au nord, consiste simplement à loger les sommets des chevrons sur la tête du mur – sans sablière ou poutre de rive – et à utiliser les voliges pour relier les chevrons supplémentaires aux extrémités des chevrons existants. Cette technique n'est probablement réalisable que pour les toits à faible pente [26] (pl. 3).

Pl. 3 - Maison Marot (août 2020). Chevauchement des chevrons de l’appentis (1802) sur ceux d’origine (1738). 1 - Chevrons de la « maison mère » 1738 formant l’avant-toit d’origine. 2 - Chevrons apposés en 1802 au ras du mur. 3 - Voliges ? 1802. 4 - Bois du XXe siècle pour caler les voliges de recouvrement. 5 - Voliges de recouvrement , milieu du XXe siècle. 6 - Mur nord de la « maison mère », 1738. © Francis Kelly, 2024.

La technique la plus simple et la plus répandue, qui consiste à accrocher le sommet du chevron à la sablière (intérieure) au moyen d'une cheville en saillie, a été utilisée pour la souillarde, laquelle a manifestement été construite après coup [27]. Les chevrons plus minces des ajouts sur le côté sud, du sécadou et de la « chapelle », sont reliés principalement aux chevrons de la maison-mère (dont beaucoup sont de longueur réduite en raison des réparations nécessitées vers 1900), par des entures à mi-bois ou en sifflet.

 

 

5 - Quelques caractéristiques de la maison Marot et de ses homologues dans le Figeacois en dehors de la charpente

 

5.1 - Le double arêtier (pl. 4)

 

Ce détail vernaculaire, propre aux vieux toits à tuiles canal et à faible pente, devient plus rare en raison d’autres systèmes « plus pratiques » pour étancher les arêtiers [28]. Le double arêtier ségalien fournit un moyen simple de protéger et d’étancher la jonction des deux pentes à l’arête en formant effectivement une noue au-dessus de l’arêtier. L'assemblage des empannons, des voliges et des tuiles canal sur l'arêtier est conçu pour protéger la jonction des tuiles courantes de deux pentes qui se rencontrent en angle. Rappelons que les anciennes tuiles canal n’étaient pas accrochées à des voliges ou à des lattes, elles étaient calées par des « cassons » (fragments de tuiles) sur les voliges.

 

Pl. 4 - La maison Marot (juillet 2020) avant recouvrement. Double arêtier et faîte des lucarnes incliné en arrière.

 

Pour la technique, voir le schéma de Catherine David (fig. E) : les empannons sont chevillés sur le côté de l'arêtier et les voliges sont également chevillées sur celui-ci, mais en laissant un espace au centre pour des tuiles courantes. Les coins saillants des tuiles de chaque pente qui se rejoignent à l'arêtier sont dégrossis pour que des tuiles de couvert puissent s'y poser et évacuer les eaux vers les pentes ou dans le canal ainsi formé sur le chevron de l'arêtier. En passant, il faut dire que l’effet pittoresque des distorsions des rangées de tuiles qui en résulte avec le temps ne peut pas être reproduit.

 

Fig. E - Principe du double arêtier traditionnel. © Catherine David, 2022.

 

5.2 - Les lucarnes

Les lucarnes sont à pignon (dites « jacobines »), l’ouverture est à encadrement en pierre de taille. Leur faîtière est simplement posée sur une des voliges robustes ainsi que leurs sablières, celles-ci étant en ligne sur les chevrons encadrants. À noter que leur faîte est légèrement incliné en arrière pour éviter un conflit avec le faîtage du toit principal (voir pl. 4).

 

5.3 - La suie

Caractéristique (mais peu appréciée) est la lourde présence de suie particulièrement dans la salle. Comme d’habitude, jusqu’au milieu du XXe siècle, les pièces et les espaces n’ont pas de plafond suspendu aux solives, laissant ainsi les solives apparentes (voir pl. 5). Comme dans toutes les maisons traditionnelles du Quercy, les solives, les planches et, ici, même les murs, sont noircis par la suie ; par endroits il y en a même une incrustation. De même, les étagères, les rideaux de lit et autres objets de première nécessité qui étaient suspendus aux solives ou aux planches du plancher sont aussi noircis [29]. À droite du cantou était un lit. Au-dessus, se trouve encore le ciel, bien noirci par la suie aussi. Autrefois, ces rideaux n’étaient pas seulement pour la modestie (et contre la poussière tombant à travers les planches du grenier) mais sans doute aussi contre la fumée [30].

Pl. 5 - L’Oustal, Lespinas (commune de Saint-Cirgues) (avril 2023) : cloison en colombage remplie de pierres montées à la chaux et coffragées.

Le noircissement des bois tant dans la cave que dans les combles, dû peut-être à l’ammoniaque et autres effets atmosphériques, mérite analyse.

5.4 - Fenêtres non vitrées

Cette caractéristique, observée par Edouard Segalen [31], est déjà notée par Arthur Young, agronome anglais voyageant en France à la veille de la Révolution [32]. La fenêtre Ouest de la grande salle en reste un exemple, ses vantaux, aux faibles moulurations, noirs de suie, leurs rails fixés de manière décorative et le crochet de la barre de retenue ayant creusé une rainure dans l’embrasure. Ce dernier détail se trouve aux fenêtres, maintenant vitrées, au sud et à l’est.

5.5 - Cloisons à colombage

Deux des cloisons à l’étage des ajouts sont hourdées (remplies) de pierres. Ce qui distingue cette forme de remplissage de la maçonnerie des murs porteurs et des cloisons habituelles est qu’il est monté à la chaux et en coffrage, ce dernier parfois seulement d’un côté. Pourquoi des pierres et non pas du torchis – sans parler du poids des deux systèmes? Néanmoins, ils sont assez courants dans le Ségala ainsi que dans le Sud-ouest de l’Angleterre [33]. La prise et l'adhérence du mortier de chaux étaient vraisemblablement considérées comme plus sûres que celles de la terre argileuse. À la maison Marot, la cloison de l'annexe de l'An X, qui est remplie de pierres de tout venant, conserve son coffrage brut des deux côtés – fixé de façon intéressante, dans ce cas, par des clous aux montants. Un exemple à Lespinas (commune de Saint-Cirgues) (pl. 5) conserve des traces évidentes du coffrage avec des empreintes laissées par les planches sur un seul côté.

 

Pl. 6 - Maison Marot, la salle (présentation de janvier 2023). Le cantou et la suie. Le lit manque, noter 1/ le ciel au plafond à gauche, 2/ la niche horizontale au fond à gauche.

 

 

 

NOTES

[1] La date de 1738 est aussi gravée sur les cheminées adossées de la salle principale et de la grande chambre, celle de la salle avec le nom, semble-t-il, de « Manric Malude » et celle de la chambre avec des motifs quasi-religieux.

[2] L’An X du calendrier révolutionnaire allait du 23 septembre 1801 au 22 septembre 1802. On a suggéré que l'ajout d'un fournil et d'un four reflétait une plus grande autosuffisance à la suite de l'abolition des obligations féodales relatives à la meunerie et à la panification.

[3] La maison Marot – ainsi nommée d’après la dernière famille à l’avoir occupée. Les frères Lucien et Paul Marot l’ont quittée en 2014.

[4] En Angleterre, les critères de sélection pour le classement statutaire de bâtiments historiques ne permettent pas le choix. Si un bâtiment est conforme aux critères, il est classé quel que soit son usage ou son état, et l’intérieur est protégé ainsi que l’extérieur.

[5] Ou balet – terrasse couverte faisant chambre externe à l’entrée de la salle.

[6] Phrase du géographe Albert Demangeon, reprise par le Docteur Alfred Cayla, doyen des études de l’architecture paysanne en Quercy dans les années 1960-1970 : « La maison est plus outil de travail qu’habitation de famille ».

[7] Voir mes deux ouvrages analytiques préliminaires sur « Les bois d’œuvre de la maison Marot » et « L’importance et la signification de la maison Marot », qui sont hébergés sur le site de l’association Visages du Ségala sur pCloud.

[8] Il s'agit plutôt de maisons proprement dites de masures et de « logis ponctuels » où l'on utilisait le bois de tout venant.

[9] Voir P. Reed, Setting Out Roofs & Buildings without Geometry & Numerical Measurement, https://www.medievalbuildings.co.uk/.

[10] Pour des arguments généraux, voir E. Bouticourt, Charpentes méridionales, construire autrement à la fin du Moyen Âge, 2016 (Honore Claire). Aussi C. Alix et F. Épaud, La construction en pan de bois au Moyen Âge et à la Renaissance, 2013 (PUR/PUFR). En essence, c’est mettre en valeur ces constructions si différentes des manières dites sophistiquées et « ultra-nobles » du nord du pays.

[11] Édouard Ségalen, Histoire d'une maison rurale du Ségala à Pratoucy, CAUE du Lot in-situ publication, mars 2020 - https://en.calameo.com/read/00231255167bd3ad141cf?authid=KTL0DEAAVWXe&page=24.

[12] Dans la plupart des granges, ce système était allié aux chevrons faisant fermes, presque toujours avec entrait retroussé. Voir comparaison schématique (fig. Bb) entre une maison (avec fermes) et une grange (avec chevrons faisant fermes, ainsi point de panne faitière ni de panne latérale).

[13] Je dois au professeur Induni la suggestion que l’assemblage sommital des fermes à mi-bois contribue à la rigidité, que l’on aurait vraisemblablement recherchée avec un entrait retroussé, en empêchant l’écartement des arbalétriers en le verrouillant au sommet. Naturellement, il y a débat pour savoir si un tel entrait pouvait servir à grand-chose dans un toit de cette pente où les poussées sont latérales plutôt que compressives.

[14] Voir leur présence dans une maison de maître (L’Oustal) au hameau ou village de Lespinas, commune de Saint-Cirgues, et certainement jusqu’au début du XIXe siècle, à en juger par la maison de maître à Pratoucy datée de 1825.

[15] Bien que le tracé soit simple, il peut être varié et adapté ponctuellement à la nécessité, voir la ferme nord de L’Oustal à Lespinas.

[16] Voir note 13 supra : cet assemblage sert aussi à raidir les arbalétriers contre la tension des poussées latérales.

[17] À la grange de la maison voisine au nord de la maison Marot (d’avant 1813), les solives ont été coupées pour libérer l’espace pour stocker les grandes bottes rondes de foin dès l’ancienne étable sans effet structurel adverse apparent. Il est probable qu'une fois le bâtiment construit et stabilisé, le rôle des solives a été moins évident.

[18] Le terme pour cet assemblage varie. Il ne semble pas avoir de nom « canonique ». Des charpentiers liés aux compagnons ont suggéré « Pas de chevron avec repos » (ils veulent sûrement dire « pas de sablière »). Les charpentiers responsables des réparations à la maison Marot, l’appelaient « entaille à morde » ou « entaille mordâne / mordane ». Dans les lexiques, « le tenon mordane » est le système pour bloquer un tenon traversant – comme il s'en trouve trouve à la maison Marot pour bloquer les demi-tirants de la galerie d’origine (voir glossaire sur fig. B, « tenon traversant ») et partout pour soutenir les râteliers ou les étagères suspendues.

[19] The Cotswolds : une autre région où les bâtiments sont agréables à l’œil mais où le foncier coûte si cher que les indigènes ne peuvent plus y vivre.

[20] En Angleterre, le contraste est entre « vernacular » et « polite ». Pour « polite », on pourrait dire « bourgeois » ou « noble ». Une preuve que la charpente vernaculaire n’était pas prise en considération se trouve dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alhembert où, sous « Charpente », seules les charpentes « nobles » sont illustrées et décrites (les outils sont toutefois illustrés). Même chose dans Viollet-le-Duc et Pérouse de Monclos. Cela rappelle la distinction entre artiste/professionnel et artisan. Ce système de faîtière à plat contreventée longitudinalement se trouve dans les charpentes des XVIIIe, XIXe et même XXe siècles (et maintenant dans les constructions « traditionnelles » ou « folkloriques »).

[21] Bien sûr, on observe de temps en temps dans les granges des liens entre les potelets pour maintenir leur écart avant et pendant leur encaissement dans la maçonnerie.

[22] En tenant compte néanmoins de l'hypothèse que la charpente d’aujourd’hui remplace une toiture plus aigüe en chaume, hypothèse suggérée par É. Ségalen dans la publication in-situ 2020 du CAUE46 (voir p. 11).

[23] Heureusement retenue et justifiant ainsi l’importance de réparer plutôt que de remplacer, elle a donc gardé son authenticité et son potentiel en matière de témoignage.

[24] Une des paires de courbes (crucks) datée de 1537 par dendrochronologie, E. Cassan, Les Granges du Lot de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Département du Lot, 2018, p. 38. Voir aussi J.-L. Obereiner, Contribution à la connaissance des couvertures végétales en Haut Quercy, 3e partie : les granges et leurs charpentes, Quercy-Recherche, 1982, n°44, 1982, p. 46.

[25] Voir l'état actuel de l'opinion dans les notes et la bibliographie de J. Thompson, Rafter Holes, Vernacular Architecture (The Journal of the Vernacular Architecture Group), 52 (2021), pp. 63-70.

[26] Pour une solution identique, voir la grange du début ou du milieu du XIXe siècle au Rieu (commune de Saint-Cirques).

[27] La maçonnerie n'est pas liée à la « maison mère » aux niveaux inférieurs, mais la relation entre les chevrons de la « maison mère » et de la souillarde et la sablière principale indique également que les chevrons principaux respectent l'ajout – ils se terminent par une encoche dans la sablière et ne continuent pas à former un « avant-toit ». Il serait utile qu'un spécialiste des arbres puisse déterminer si le poteau situé sur le côté Est de l'accès au comble au-dessus de la souillarde appartient à l'un des chevrons principaux. Cela indiquerait que les chevrons ont été préparés avant l'achèvement de la souillarde et qu'ils ont dû être ajustés pour s'adapter à leur montage différencié sur la sablière.

[28] On se méfie du « plus pratique » et des « bonnes pratiques » en vigueur dans le domaine de la construction ; trop souvent, cela sonne le glas de l’authentique et donc du patrimoine vulnérable.

[29] Le feu pérenne dans le cantou à même l’âtre, souvent de bois vert, et l’énorme conduit sans coude de tirage assuraient qu’une bonne proportion de la fumée s’échappait toujours dans la pièce, dont la porte et la fenêtre restaient prudemment ouvertes.

[30] Dans le mur de refend, à la tête de l’emplacement pour le lit, à gauche du cantou, se trouve une niche horizontale dite pour les nourrissons (voir pl. 6). La même se trouve dans une maison à Candes (commune de Comiac).

[31] Op. cit. n. 11, voir à p. 6.

[32] Arthur Young note les belles maisons des paysans du Quercy, mais aussi le manque de vitrages aux fenêtres ainsi que l’absence de souliers chez les paysans (M. Bethan-Evans, Arthur Young’s Travels in France, 1909, p. 23 [Dodo Press reprint, c. 2000]). Il en tire des conclusions peu flatteuses sur les propriétaires…

[33] Voir les exemples en torchis (terre et foin en quenouilles) par exemple à Bowhill, Exeter (Devon), Leigh Barton, Churchstow (également en Devon) et au No. 13 High Street, Launceston (Cornouailles).

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

E. Cassan, Les Granges du Lot de la fin du Moyen Âge à la Révolution, Département du Lot, 2018.

 

Inventaire général du patrimoine culturel, Département du Lot, 46 Sénaillac-Latronquière, concernant Pratoucy, Ferme (ref. IA46107104 [F. Cadot]), 2019.

 

F. P. Kelly, Maison Marot, Les Bois d’œuvre (2022) et Analysis and Significance (2023), site pCloud de l’association Visages du Ségala.

 

J. Lartigaut, Les Campagnes du Quercy après la guerre de Cent Ans (vers 1440 - vers 1500), 1978 (publications de l’Université de Toulouse Le-Mirail, Série A – Tome 39), pp. 146-149.

 

C. Lassure, avec G. Depeyrot, Les couvertures en fibres végétales dans l'architecture rurale du Quercy du XVe au XXe siècle, dans L'Architecture rurale en pierre sèche, t. 2, 1978, pp. 29-37 (réédition dans L’Architecture vernaculaire, t. 9, 1985, pp. 29-35).

 

C. Lassure, Deux témoins de charpente à « courbes » datant de l'Ancien Régime en Quercy : « courbes » au sol ("full cruck") et « courbes » sur entrait ("upper cruck") ; annexe : le mythe du « toit de lauses en tas-de-charge », dans L’Architecture vernaculaire, t. 6, 1982, pp. 67-69.

 

C. Lassure, Une ancienne grange-étable à charpente à courbes sous couverture de chaume au lieu dit Mareuil sur la commune du Roc (Lot), sur pierreseche.com, 9 septembre 2008, http://www.pierreseche.com/grange_a_courbes_mareuil.htm

 

Littérature grise pour la Région Midi-Pyrénées, Le Ségala, Étude du Pays, DREA 1987, voir en particulier pp. 38-58 ; publiée avec moins de détail par la DEA du Lot, Un territoire aux confins du Lot … le Ségala lotois, 2007.

 

J.-L. Obereiner, Contribution à la connaissance des couvertures végétales en Haut Quercy. 3e partie : les granges et leurs charpentes, Quercy-Recherche, n°44, 1982, p. 46 (et voir QR plurim).

 

G. Séraphin et C. David, Le Ségala, Étude du Pays, DREA 1987, voir en particulier pp. 38-58 ; publiée avec moins de détail par le DEA du Lot, Un territoire aux confins du Lot … le Ségala lotois, 2007.

 

Y. Truel et al., Maison Marot, Pratoucy et le Haut Ségala : histoire et documentation, sur le site pCloud de l’Association Visages du Ségala.

 

REMERCIEMENTS

Nous exprimons ici notre vive gratitude à madame Catherine David-Le Clerc, qui a bien voulu se charger de la mise au propre de nos dessins et relevés. Madame David-Leclerc est architecte spécialiste en patrimoine paysager et peintre. Elle est au comité scientifique de l'association Visages du Ségala, qui s'occupe de la maison Marot, et elle fait partie de l'Association de sauvegarde des maisons et paysages du Quercy (ASMPQ, www.asmpq.fr), qu'elle représente dans certaines commissions. Elle écrit aussi des articles concernant le bâti rural et les paysages historiques du Quercy.

 

Référence à citer :

Quelques particularités de la charpente du haut Ségala : l’exemple de la maison Marot à Sénaillac-Latronquière (Lot)
L'Architecture vernaculaire, CERAV, Paris

tome 48-49 (2024-2025)

http://www.pierreseche.com/AV_2024-2025_Kelly.htm

17 juin 2024
 

L'auteur :

Francis Kelly est ancien inspecteur des monuments anciens et des bâtiments historiques en Angleterre et membre de longue date du Vernacular Architecture Group et de la Society for the Preservation of Ancient Buildings de ce pays. En France, il est membre de Maisons paysannes de France (MPF) et vice-président de l'Association pour la sauvegarde des maisons et paysages du Quercy (ASMPQ). Il vit aujourd'hui dans le Lot et s'intéresse au patrimoine rural et, en particulier, à la construction traditionnelle du Quercy.

 

The author :

Francis Kelly is a former Inspector of Ancient Monuments & Historic Buildings in England and a long-term member of the Vernacular Architecture Group and the Society for the Preservation of Ancient Buildings there; in France he is a member of the MPF (Maisons Paysannes de France) and vice-president of the Association pour le Sauvegarde des Maisons et Paysages du Quercy (ASMPQ). He now lives in the Lot and has taken an interest in the rural heritage and, in particular, traditional building construction in Quercy.

 


 

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