UNE HUILE DE SERPENT MIRACULEUSE : 

LE « PATRIMOINE PIERRE SÈCHE »,  « SUPPORT DE DÉVELOPPEMENT »,

« ÉLÉMENT IDENTITAIRE DU PAYS », SOURCE D'UN « MARCHÉ DE LA PIERRE SÈCHE »

"Dry stone heritage": the miraculous snake oil

 that will sustain economic development, enhance local identity

 and establish a market for dry stone masonry

Christian Lassure

 

Dans les années 1990, un thème à la mode était celui de la « réinsertion » des chômeurs dans le monde du travail par le biais de stages de formation à la maçonnerie à pierre sèche ou de chantiers de restauration (voire de construction ex-nihilo) de murs et de cabanes en pierre sèche, et ce à gros renfort de subventions des pouvoirs publics (1).

Une mode chasse l’autre

En changeant de siècle, il semble que l’on ait changé d’échelle : désormais, la maçonnerie à pierre sèche, galvaudée sous l’expression bien vague « la pierre sèche », passe du statut de moyen de « réinsertion sociale » à celui de « support de développement » économique d’une micro-région. Bien mieux , elle atteindrait au culturel en contribuant, « par la transmission du savoir-faire qu’elle implique » et par la restauration d’infrastructures agricoles où elle fut employée jadis, à l’« identité du pays » en question.

C’est ce qu’on peut lire dans le dépliant annonçant la tenue à Auzat (Ariège), en octobre 2005, d’un « colloque transpyrénéen » sur « la pierre, support de développement ... de la pierre sèche à nos jours ».

Qu’il nous soit permis d’apporter quelques éléments d’information et d’appréciation critique en prévision des communications et débats de cette rencontre.

Le patrimoine « pierre sans mortier »

Tout d’abord, il y a la question de la terminologie. Nous ne comprenons pas ce que veulent dire des expressions comme

- « le patrimoine pierre sèche » (parle-t-on de « patrimoine pierres apparentes », de « patrimoine pierre de taille », de « patrimoine pan de bois », de « patrimoine pisé banché », ou dans le cas présent de « patrimoine pierre sans mortier » ?),

- « le marché de la pierre sèche et de la pierre de construction » (si « la pierre sèche » ne sert pas elle aussi à construire, à quoi sert-elle, à faire des colloques ?),

- « le patrimoine comme facteur de lien social et pour un projet de territoire » (qu’est-ce qu’un « facteur de lien social » ? un ciment social ? un comble pour « la pierre sèche » ! et, puisqu’on parle de liens, quel est le lien syntaxique entre « pour un projet de territoire » et le début de la phrase ?) (à moins que l’article indéfini « un » ne soit de trop).

Sans parler des « perspectives soulevées par ce questionnement », formulation interchangeable avec « ce questionnement soulevé par ces perspectives ». 

Et comment ne pas rester interloqué devant l’intitulé même du colloque : « la pierre, support de développement... de la pierre sèche à nos jours » : si l’on peut rationnellement aller d’un point dans le passé à l’époque actuelle, comment peut-on aller « de la pierre sèche à nos jours », c’est-à-dire d’un mode de mise en œuvre d’un matériau « à nos jours ». Ou alors faut-il comprendre par « la pierre sèche » une lointaine époque (néolithique, celte, gauloise, etc.) à cabanes en pierre sèche ?

Mais au-delà des mots, il y a les idées que ceux-ci véhiculent.

Je te baptise « patrimoine »

Si le « patrimoine pierre sèche » doit devenir « support de développement » touristique, cela ne peut se faire que s’il est associé à d’autres éléments architecturaux reconnus (châteaux-forts, ramparts urbains, églises, chapelles, hôtels urbains, granges monastiques, halles, lavoirs, oratoires, fontaines, etc.).

Il faut aussi qu’il soit non pas un bien privé mais la propriété d’une commune ou d’un organisme public. Peut-on décréter comme « patrimoine » « de la population locale » ou « des visiteurs de la vallée », un abri en plein champ, une citerne à voûte de pierre sèche ou un versant enterrassé laissés à l’abandon, les uns comme les autres, par leurs propriétaires respectifs ? Croit-on vraiment que ces derniers vont accepter qu’on y conduise les touristes, même baptisés « visiteurs » (2) ?

Et je te décrète «  pays de la pierre sèche »

En quoi « la transmission du savoir-faire » qu’impliquerait l’art de la maçonnerie sèche peut-elle contribuer à « l’identité » de l’ensemble des communes d’Auzat et du Vicdessos ? Ces communes n’ont-elles pas d’histoire, des enfants du pays célèbres, de grands monuments, des visiteurs illustres, n’ont-elles pas de beaux paysages, des villages souriants sur lesquels s’appuyer pour forger une identité digne de ce nom ? S’agit-il, pour les initiateurs du colloque, de fabriquer un pseudo pays de la pierre sèche ariégeoise, de la même façon que l’on a monté de toutes pièces dans les années 1960-1970 un « pays cathare » à partir des anciens châteaux de la Royauté française (3), ou plus récemment dans les années 1990 un pays des « circulades » (terme qui est une pure invention) à partir des villages ronds du Bas-Razès dans l’Aude (4) ?

Un « savoir-faire » miraculeusement ressuscité

Et d’où ce savoir-faire viendrait-il alors que la technique est tombée en désuétude depuis belle lurette (on chercherait en vain de vieux maçons à pierre sèche soucieux de transmettre leur art à de jeunes apprentis) et qu’elle n’a été retrouvée qu’empiriquement ? S’agit-il de créer une école locale de la maçonnerie à pierre sèche, en l’occurrence ce « Centre pyrénéen de la pierre sèche en Vicdessos » évoqué dans la présentation du colloque, initiative rendue possible par l’existence supposée d’un « marché de la pierre sèche en Ariège » comme il est précisé dans l’intitulé d’un des exposés prévus ?

Un mirobolant « marché de la pierre sèche »

Sans doute faut-il entendre par l’expression pseudo-économique « marché de la pierre sèche » les activités économiques qui seraient suscitées par la restauration ou la construction de structures à pierre sèche. Sur ce point, il convient de tempérer les enthousiasmes. Sachant que la demande des particuliers risque d’être peu importante en raison du phénomène de l’auto-construction (5), pour qu’un tel marché puisse exister il lui faut compter sur la commande publique et sur l’attribution de fonds communaux, départementaux, régionaux, nationaux et européens.

Quid d’un musée en plein air de l’architecture de pierre sèche ?

Comme nous comprenons bien le souci légitime des gens du Vicdessos de faire en sorte que leur région puisse continuer à vivre et à prospérer, qu’il nous soit permis de leur faire une suggestion : celle de faire évoluer ce « Centre de la pierre sèche » vers un véritable musée en plein air de l’architecture en pierre sèche pyrénéenne où seraient transférés (6) des témoins de ce mode de construction menacés de destruction (ce qui n’exclut pas de relier ce conservatoire à des témoins encore en place en différents endroits du pays d’Auzat et du Vicdessos). Ce musée (ou « parc » si le premier terme fait peur) pourrait être le lieu idéal où organiser des concours où rivaliseraient des maçons à pierre sèches ou des amateurs de cet art, ou encore accueillir un festival où des artistes paysagers créeraient des œuvres en pierre sèche conjugant art et technique.

Voilà ce que nous avions à dire.

© Borut Juvanec

Un exemple de transfert : cabane à usage de soue remontée au Musée de la vie galloise à Saint Fagans (Pays de Galles) (photo Borut Juvanec).

NOTES

(1) Cf. la page intitulée « la cabane qui valait 1 million de francs », en date du 23 août 2003, sur notre site personnel (http://pierreseche.chez.tiscali.fr).

(2) C’est pour cette simple raison que la commune de Vals-près-le-Puy en Haute-Loire n’a pas pu concrétiser son projet de « circuit des chibottes » dans le vallée du Dolaison.

(3) Cf. Christian Lassure, Un mythe encore à l’œuvre : les « ermitages » celtiques du « Temps des Saints », dans L’architecture vernaculaire, tome 18, 1994.

(4) Cf. Dominique Baudreu, « Circulades » ou la naissance d’une fiction historique, dans Le CERCE, No 4, printemps 2002 (http://alor.univ-montp3.fr/cerce/r4/d.b.htm).

(5) L’auto-construction à pierre sèche est en plein développement en France : les techniques de la pierre sèche ont été suffisamment décrites et diffusées depuis trente ans pour que des particuliers se mettent à construire eux-mêmes dans leur propriété qui un mur de clôture, qui un mur de soutènement, qui un escalier d’accès à une terrasse, qui une allée encaladée. Dans ce contexte, le seul « marché » digne de ce nom ne saurait être que celui de la fourniture de pierres à ces auto-constructeurs, et Dieu sait qu’il en faut !

(6) Démonter et reconstruire une cabane en pierre sèche est tout aussi faisable que démonter et remonter un maison en pans de bois. À preuve l’édifice transféré au musée de la vie galloise à Saint-Fagans près de Cardiff au Pays de Galles, ou plus récemment le démontage par Gilles Fichou d’une cabane dans l’Hérault.


Pour imprimer, passer en format paysage
To print, use landscape mode

© CERAV
Le 30 août 2005 / August 30th, 2005

Référence à citer / To be referenced as :

Christian Lassure
Une huile de serpent miraculeuse: le « patrimoine pierre sèche », « support de développement », « élément identitaire du pays », source d'un « marché de la pierre sèche » ("Dry stone heritage", the miraculous snake oil that will "sustain economic development", "enhance local identity" and "establish a market for dry stone masonry")
http://www.pierreseche.com/huile_de_serpent.htm
30 août 2005
(source première : http://pierreseche.chez-alice.fr/huile_de_serpent.htm)

page d'accueil          sommaire mythes