LA GENÈSE DES PAYSAGES LITHIQUES D'ORIGINE AGRICOLE : LES FAISEURS DE MURAILLES ET DE CABANES EN PIERRE SÈCHE DANS LA FRANCE DES XVIIIe-XIXe SIÈCLES
The genesis of agricultural stone-built landscapes: dry stone wall- and hut-makers in 18th-19th-century France Christian Lassure
Depuis leur abandon progressif à partir du dernier quart du XIXe siècle, les marges des terroirs villageois du Midi de la France, avec leurs aménagements en pierre sèche qui s'acheminent lentement vers la ruine, ont suscité bien des rêveries de mystère et d'antiquité chez des chercheurs peu au fait de l'histoire économique rurale, même subactuelle. Il a fallu une bonne dose d'obstination aux détracteurs de ces archéomanes pour qu'enfin soit rendue aux « faiseurs de champs », « de murailles » et « de cabanes » des XVIIIe et XIXe siècles, la paternité des ouvrages que leur labeur acharné avait fait surgir dans un vaste mouvement de conquête agricole des terres marginales incultes, en particulier des anciens communaux. L'évidence s'impose aujourd'hui : à l'origine de ce qu'on appelle les paysages lithiques, se trouve une véritable entreprise de terraformage encouragée par l'Administration et les sociétés d'agriculture et rendue possible par les progrès et la diffusion des outillages en fer et, last but not least, l'usage de la poudre. C'est à la fin de l'Ancien Régime qu'il faut faire débuter ces grands travaux d'aménagement agricole qui devaient se poursuivre en s'amplifiant durant une bonne partie du XIXe siècle, parallèlement à l'essor démographique rural qui, commencé au XVIe siècle, s'accéléra au milieu du XVIIIe pour se développer durant les trois quarts du XIXe siècle. 1. Les encouragements royaux à défricher en Languedoc durant le XVIIIe siècle C'est un fait désormais bien connu que les divers encouragements royaux à défricher dispensés aux Languedociens tout au long du XVIIIe siècle (en 1714, 1766 et 1770 notamment) finirent par porter leurs fruits dans le dernier tiers de ce siècle : alléchés par une promesse d'exemption d'impôts pour une durée de 15 ans dès la mise en culture, tout un petit peuple se porta acquéreur, principalement vers 1770-1778, de terres vacantes appartenant à la communauté, affichées en mairie (1). De ces parcelles incultes, éloignées du village, les défricheurs allaient faire des terres cultivables, des champs aménagés, et ce pendant une centaine d'années à cheval sur le dernier quart du XVIIIe siècle et les trois premiers quarts du XIXe. 2. Le partage des communaux dans la première moitié du XIXe siècle Un facteur historique à l'origine de la naissance des paysages lithiques a été le lotissement des anciens communaux dans la première moitié du XIXe siècle, en application de la loi votée en 1793. Le sort de l'ancien devois communal de Lavilledieu à Aubenas dans l'Ardèche, étudié par Patrick Monarchi d'après les Délibérations municipales, illustre parfaitement ce phénomène (2). Un espace pastoral commun, indivis, appartenant à la communauté villageoise depuis les XVIe-XVIIe siècles, s'est retrouvé progressivement morcelé et transformé en terres à blé durant les premières années du XIXe siècle. En 1813, partage tout d'abord du défens en deux parties égales, l'une destinée à être divisée en une dizaine de lots, l'autre devant continuer à servir de pacage communal. En 1835, nouvelle division, concernant cette fois la partie encore communale, en autant de lots que d'habitants, ce qui met un terme à la jouissance collective du pâturage. De nouvelles parcelles, correspondant soit à un seul lot, soit à plusieurs lots réunis, sont créées, qui vont être défrichées et atérialisées sur le terrain par des séparatifs en pierre sèche et leur accompagnement de guérites et de pierriers. Le cadastre de 1935 fait apparaître ce morcellement en parcelles longilignes s'étirant de chaque côté d'un chemin axial. Aujourd'hui, sur le terrain, le parcellaire est encore visible, quoique à l'abandon. 3. L'accession des petites gens à la propriété sous le Second Empire Un autre important facteur dans la genèse des paysages lithiques a été la possibilité donnée au prolétariat agricole d'accéder à la propriété. André Cablat, à propos du Larzac héraultais, rapporte que, sous le Second Empire, des domestiques de ferme, ayant acquis quelque parcelle dans les anciens communaux, se livraient à des défrichements acharnés (3). Il signale un cas peu commun d'acharnement à défricher dans une autre région de l'Hérault, à Loupian : une vieille demoiselle sétoise, Rose Maury, lui raconta comment ses arrière-grands-parents, de condition modeste et désireux de se créer quelques biens au soleil, avaient entrepris, vers 1860-1870, de défricher une terre éloignée du village pour y planter des vignes. Ils se mettaient en marche à 3 heures du matin pour être à pied d'œuvre dès l'aube. Le couple nettoyait le terrain des pierres qui l'encombraient et construisait des murs tout autour pour protéger les futurs plants. Un fait avait frappé les esprits de ce temps : la bisaïeule relevait les manches de son habit pour travailler plus aisément bras nus, geste d'une grande audace pour l'époque. 4. L'extension de la culture de la vigne dans le 3e quart du XIXe siècle Les plantations de vignes sur des parcelles gagnées sur la friche ont joué un rôle considérable dans l'élaboration des paysages lithiques : murs, pierriers, guérites et cabanes tirèrent leur matière première des travaux de dérochement, défoncement et épierrement accomplis par des manouvriers et leurs familles soit pour leur propre compte, soit au profit de propriétaires qui voyaient dans la viticulture une nouvelle source de rapport. Deux exemples de défrichements viticoles, l'un dans le Lot, l'autre dans l'Hérault, attestent l'importance de ce facteur. 4.1 Les défrichements viticoles de l'est du Quercy entre 1850 et 1880 La crise de l'oïdium qui affecta le vignoble du Midi au milieu du XIXe siècle, profita au vignoble lotois, lequel de 50 000 ha en 1850 devait passer à 58 000 en 1866 puis à 80 000 en 1878, montant à l'assaut d'abord des friches et des bois, puis des terres labourables. Dans l'arrondissement de Cahors, pâturages et terres vaines furent plantés en vigne, même lorsque la pente excessive risquait de provoquer l'érosion du sol. En 1880, à Valroufié, on avait défriché les crêtes et asséché de petits vallons; à Trespoux, les travers et coteaux boisés étaient transformés en vigne ainsi qu'une grande partie des terres labourées (4). 4.2 La conquête viticole du massif de la Gardiole dans l'Hérault au milieu du XIXe siècle Les garrigues de la montagne de la Gardiole dans l'Hérault furent longtemps réservées à la pâture des troupeaux avant de voir pentes et plateaux défrichés au XIXe siècle pour y planter la vigne. Retraçant la conquête de ce massif par les habitants des villages périphériques, André Cablat en a mis en évidence la raison principale, l'extension de la monoculture du vin muscat (5). Exploitant un « procès-verbal de reconnaissance d'estimation et d'arpentage des terrains d'origine communale (…) défrichés » à Frontignan, document établi en 1852, ce chercheur montre que, dans une section de la garrigue communale, pas moins de 990 parcelles furent défrichées et plantées en vignes de 1842 à 1859. Ces parcelles, avec leurs murs et leurs cabanes, sont encore visibles aujourd'hui. L'essor de la viticulture devait être arrêté net par le phylloxéra de 1876-1877. 5. Les prix de sociétés d'encouragement Le rôle joué par les sociétés d'encouragement dans la création de champs a été mis en lumière par Michel Rouvière à travers l'exemple d'une famille ardéchoise au tout début du XXe siècle, les Arnal (6). Ceux-ci, habitant un mas au lieu dit Les Reys, près des Assions, avaient édifié et aménagé un grand clos de vignes,encore visible aujourd'hui, sur le plateau des Gras, au lieu dit Camp-Redon. En 1912, ils avaient concouru, au titre de cet ensemble aménagé, au Prix Meynot, décerné par la « Société d'encouragement pour l'industrie nationale » pour récompenser le « cultivateur, viticulteur ou maraîcher qui, cultivant son bien ou le bien d'autrui (…), donne le meilleur exemple par sa conduite, son assiduité au travail, par l'ordre dans son ménage, et qui, par l'application des meilleures méthodes de culture et de l'outillage le plus perfectionné aura réalisé les meilleurs résultats dans sa petite exploitation ». Le compte rendu de la visite effectuée par un membre du Conseil de la Société est éloquent : « Plus déshéritée encore peut-être que les Gras de Joyeuse [lieu précédemment visité par le rapporteur], plus rocheux si possible, sont les Gras des Assions, au milieu desquels M. Arnal a entrepris la mise en valeur d'environ 2 hectares (…). Il défonça le terrain, amoncela les pierres qu'il extrayait en gros murs de 2 mètres de haut et de 1 mètre d'épaisseur; il parvint à établir de la sorte une série de carrés où il planta de la vigne et des muriers (…). Pour gagner sa vie et celle de sa famille, M. Arnal dut travailler comme maçon, et ce n'est que petit à petit, dans ses heures libres qu'il montait aux Gras, pour y créer lui aussi une véritable oasis au milieu d'un désert de pierres ». Si Auguste Arnal ne fut pas l'heureux lauréat du prix Meynot 1912, il reçut cependant un prix de consolation. Le témoignage de la descendance d'Auguste Arnal nous renseigne sur l'évolution de l'enclos : la guerre de 1914-1918 mit un terme à son aménagement et son propriétaire partit travailler aux mines de charbon de Bessèges. 6. Le progrès technologique Dans les études sur les ouvrages lithiques d'origine agricole, la question des outils a été généralement occultée. Le postulat était que, des Gaulois au XIXe siècle, les outils des bâtisseurs à pierre sèche étaient restés les mêmes, également accessibles à tous et universellement répandus. La réalité est tout autre. On sait maintenant que le progrès tant de l'outillage d'extraction et de taille que des instruments aratoires, a facilité, conjointement avec l'usage généralisé de la poudre à canon, le dégagement des énormes quantités de pierre nécessaires à l'élaboration des aménagements lithiques agricoles. 6.1 Le progrès de l'outillage d'extraction et de taille C'est un fait notoire que le fer est resté rare (et cher) dans les campagnes françaises jusque dans la 2e moitié du XVIIIe siècle. Si l'on prend l'inventaire après décès, datant de 1620, de François Boissot, vigneron pauvre de Plottes dans le Tournugeois, on trouve un goy (petite faucille), une serpe, un volant, une grande et une petite pioche. Dans l'inventaire après décès, datant de 1689, de Guillaume Pommier, vigneron aisé du même village, on trouve deux pioches en fer, un baeselon (sarcloir), deux faucilles, deux goys (7). L'outillage d'extraction se limite, dans l'un et l'autre cas, à deux pioches en fer. Il faut savoir en outre que le fer n'a été remplacé par l'acier, plus résistant, qu'à partir de la 2e moitié du XIXe siècle (8). C'est à cette époque que se sont répandus dans la paysannerie les outils de carrier, de maçon et de tailleur de pierre car produits en série et à un prix abordable. Il est difficile de ne pas penser qu'il y ait un lien entre la popularisation de l'outillage d'extraction et de taille de la pierre et la production des murailles, guérites, clapiers et aménagements divers en pierre sèche. 6.2 Le progrès des instruments aratoires Un mot doit être dit également d'une innovation technique dont la diffusion a joué un rôle dans la production d'un matériau pierreux abondant : la charrue véritable, à soc et à versoir en fer, dont l'usage s'est généralisé à partir du 2e tiers du XIXe siècle. Contrairement aux araires dont le soc était encore souvent en bois renforcé par du fer et ne faisait qu'égratigner le sol (9), ces charrues allaient plus profondément, ramenant à la surface des blocs plus ou moins volumineux (10). 7. La généralisation de la poudre à canon aux fins de dérochement L'usage de la poudre à canon à des fins agricoles s'est généralisé à la fin du XVIIIe siècle. Ainsi, dans les Cévennes gardoises, pour planter des muriers on se mit à dérocher frénétiquement. En 1776, un agriculteur cévenol anonyme, dénonçant un projet visant à fixer le montant des tailles à prélever en fonction des ventes, écrit que « dans les Paroisses de Sumène, de Valleraugue, de Saint-André, de Saint-Martin, de Peyrolles, de Saint-Jean [de Gardonnenque] on pétarde, on brise le rocher, on déchire, on pulvérise le tuf » (11). Jusque là, dans cette région connue pour ses soulèvements, la poudre n'était pas accessible pour les paysans, lesquels devaient se contenter de fendre et d'éclater le rocher en y allumant un grand feu de broussailles pour ensuite en arroser la surface d'eau froide. Pendant tout le XIXe siècle, dans divers vignobles implantés sur des coteaux escarpés, aussi bien en France qu'à l'étranger, on faisait sauter les rochers à l'aide de charges de poudre placées dans des trous burinés dans la roche, avant de briser à la masse les quartiers obtenus. Ainsi dans le canton de Vaud en Suisse, comme le rapporte L. de Chateauvieux en 1827 (12), ou encore dans le vignoble de Côte Rotie au sud de Lyon, comme le signale C. Roux en 1907 (13). NOTES (1) Cf. André Cablat, Les cabanes de défricheurs du Larzac héraultais, dans L'Architecture vernaculaire rurale, t. 4, 1980, pp. 85-93. (2) Patrick Monarchi, Le parcellaire en pierres sèches de l'ancien devois communal de Lavilledieu (Ardèche) : vestiges antiques ou subactuels ?, dans L'Architecture vernaculaire, t. 9, 1985, pp. 9-22. (3) André Cablat, op. cit., p. 88. (4) Cf. Christian Lassure, Origine et formation des paysages lithiques du Lot : la part du XIXe siècle, dans Bulletin de la Société des études du Lot, t. XCVI, 1er fasc. 1975, janvier-mars, pp. 11-14. (5) André Cablat, Les cabanes de défricheurs de la Gardiole (Hérault), dans Bulletin de la société d'études scientifiques de Sète et sa région, t. 10-11, pp. 41-66. (6) Michel Rouvière, L'enclos en pierre sèche d'Auguste Arnal sur le Gras des Assions (Ardèche), dans L'Architecture vernaculaire, t. 21, 1997, pp. 35-42. (7) Cf. Georges Bellicot, Les cadoles du Roy Guillaume, Société des amis des arts et sciences de Tournus, 1988, tiré à part, pp. 1-39, en part. p. 8. (8) Cf. Jacques Schnetzler, Nos terrasses de versants, « faisses » et « accols », sont-elles datables ? L'exemple du pays des Vans aux confins de l'Ardèche, du Gard et de la Lozère, dans L'Architecture vernaculaire, t. 24, 2000, pp. 47-57, en part. p. 48. Cet auteur rappelle fort justement qu' « Au XVIe siècle, au Vans, une enclume de forgeron coûte le salaire annuel d’un compagnon de forge ». (9) Ce fut le cas en basse Ardèche jusqu'aux premières décennies du XXe siècle, ainsi que le signale Jacques Schnetzler, op. cit., p. 48. (10) Cf. Jean-Luc Obereiner, Cayrous, murettes, gariottes et cazelles : le rapport de l'homme à la pierre, dans Quercy-Recherche, No 85, juillet-septembre 1986, pp. 18-29. (11) Cf. Philippe Blanchemanche, Les terrasses de culture des régions méditerranéennes. Terrassement, épierrement et dérivation des eaux en agriculture. XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles. Etude ethnohistorique, École des hautes études en sciences sociales, Mémoire pour l'obtention du doctorat de troisième cycle en ethnologie, soutenu le 8 décembre 1986, p. 84. (12) Lullin de Chateauvieux, De la culture de la vigne dans le canton de Vaud, dans Journal d'agriculture pratique, 1827, pp. 345-349. (13) C. Roux, Monographie du vignoble de Côte Rotie à Ampuis, Rhône, Etude de géographie économique, Rey impr., 1907, 116 p. Pour imprimer, passer en mode paysage © Christian Lassure - CERAV Référence à citer / To be referenced as : Christian Lassure
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