LES FAISEURS DE CABANES Makers of dry stone huts Christian Lassure Source : Christian Lassure, La tradition des bâtisseurs à pierre sèche : la fin de l'anonymat, Etudes et recherches d'architecture vernaculaire, No 1, 1981 Par "constructeurs" ou "bâtisseurs", on entend habituellement, pour les architectures "majeures", non seulement le commanditaire, l'utilisateur auquel le bâtiment est destiné, mais également l'architecte ou le maître d'œuvre, le responsable à qui l'édification a été confiée. Dans l'architecture "mineure" qui nous occupe, l'examen des données fait ressortir trois solutions distinctes : - le constructeur peut être le seul utilisateur; il s'agit alors d'auto-construction proprement dite; - le constructeur peut être distinct de l'utilisateur; on a alors affaire à un professionnel, à un maçon; - l'utilisateur participe à la construction aux côtés du professionnel, solution qui, en fait, se ramène à la précédente. Afin de discerner ce qui explique telle solution plutôt qu'une autre, nous allons passer en revue, pour chacune d'entre elles, toute une série d'exemples dûment attestés. Commençons donc par le cas où le constructeur est l'utilisateur. I - LES AUTO-CONSTRUCTEURS Mode de construction éminemment économique, 1'auto-construction s'imposait pour des bâtiments destinés à un usage temporaire ou saisonnier et de ce fait justifiant un investissement aussi réduit que possible. L'auto-construction de cabanes de pierre sèche apparaît comme une pratique courante dans les couches modestes de la paysannerie, du cultivateur à l'éleveur, en passant par le manouvrier, mais aussi chez divers autres représentants du monde rural, du braconnier au châtelain, en passant par le cantonnier. 1. Vignerons Le propriétaire d'un clos de vigne est par excellence le bâtisseur à pierre sèche. Le matériau ne manque pas, extrait qu'il est à chaque nouvelle plantation. Un capitelle gardoise, située au Puech des cabanes à Saint-Etienne-d'Escattes, ne porte-t-elle pas, inscrite en grandes lettres sur son linteau, la proclamation VIGNE PLANTE(E) encadrant l'année 1861 ? Le vigneron aurait pu ajouter : CAPITELLE BATIE, mais celle-ci portait son propre témoignage (1). C'est à cette race de constructeurs d'enclos de vignes qu'appartient cet ancien habitant d'Orgnac-L'Aven, dans l'Ardèche, qui, aux dires de la tradition locale, est à l'origine d'un magnifique clos entouré d'épaisses murailles soigneusement parmentées. Un grand abri, à la voûte clavée en berceau couverte d'une bâtière en lauses, une guérite voutée par deux encorbellements opposées et divers autres aménagements réservés dans l'épaisseur des murs, composent un ensemble fonctionnel à l'éxécution duquel temps et peine n'ont pas été épargnés 2). On pourrait multiplier les exemples, rapportés par la tradition orale, de propriétaires de clos de vignes à la fin du siècle dernier, qui construisaient eux-mêmes leur abri ou remise-à-outils : le vigneron berrichon édifiant sa loge, le vigneron vellave bâtissant sa tsabone, le vigneron quercynois érigeant sa caselle, etc. Plus qu'aux activités pastorales, avec lesquelles certains ont trop tendance à l'associer, la construction à sec est liée aux activités viticoles. 2. Manouvriers-défricheurs Autres grands constructeurs à pierre sèche, les manouvriers, engagés dans des travaux de défrichement soit pour leur propre compte, soit pour celui de gros propriétaires. L'histoire de la garrigue de Nîmes aux Temps Modernes, telle que l'a narrée Paul Marcelin, est faite des empiètements répétés sur la propriété communale par la foule des ouvriers agricoles et des petits propriétaires poussés par la "faim de terre". Il semble bien que l'édification d'un enclos et d'une cabane ait été considérée par ceux-ci comme un moyen de donner à leur appropriation force de propriété. La Révolution devait entériner ces usurpations avec la loi du 9 ventôse an XII qui faisait condition, aux détenteurs des clos illégaux, de les avoir "défrichés, plantés ou enclos ou d'y avoir élevé des constructions" et de payer à la conmune une redevance annuelle (3). Les grands défrichements liés à l'extension du vignoble lotois sous le second Empire, furent exécutés par des brassiers travaillant pour le compte de vignerons-défricheurs, ainsi que nous l'apprennent les archives privées de ces derniers. Ces travaux ayant lieu en hiver, nos manouvriers se construisaient des abris ou gariotes dans les murs d'enclos (4). On peut imaginer qu'ils édifiaient de nouvelles guérites chaque fois qu'ils changeaient de parcelle à défricher et, partant, de patron. 3. Issartiers-éleveurs Outre des vignerons et des journaliers, on rencontre, comme auto-constructeurs, des paysans possédant quelques ovins. Dans les Cévennes gardoises, des issartiers-éleveurs, défricheurs exploitant temporairement des parcelles de médiocre qualité et possédant un petit troupeau d'ovins, se construisaient des abris polyvalents. Adrienne Durand-Tullou, dans son étude sur les constructions à pierre sèche des causses de Blandas et de Campestre (5), cite le cas d'un oustalet édifié au début du XXe siècle par un certain Fulcrand Hébrard, issartier de Campestre : une cabane circulaire servait d'abri à l'issartier-éleveur tandis qu'un long couloir en avant de l'entrée servait d'enclos aux moutons lors des nuits froides. 4. Bergers Au nombre de nos bâtisseurs, il convient de faire figurer également le berger qui, tout en gardant son propre troupeau ou celui d'autrui – communauté ou individu –, trouvait à occuper ses bras. Ecrivant en 1966, Pierre Martel (6) cite le cas, dans les Alpes-de-Haute-Provence, du dernier berger constructeur de cabanes dans les Monts de Lure, un dénommé Bernard, qui dans son existence avait construit une quarantaine de petits abris dans les Fraches du Contadour, charriant lui-même les pierres tout en surveillant son troupeau. Autre exemple témoignant d'une importante activité auto-constructive en liaison avec l'élevage ovin, celui des jeunes bergers cantaliens rapporté par Françoise Henry dans un article publié en 1949. L'auteur raconte qu' "Un employé du Musée de Saint-Germain, alors âgé d'un peu plus de 60 ans, lui avait souvent dit comment, dans sa jeunesse, lorsqu'il était berger dans le Cantal, lui-même et d'autres garçons se bâtissaient comme abris des cabanes de pierre sèche" (7). Témoignage qui en dit long sur l'aspect ludique que pouvait revêtir, à l'occasion, la construction de ces édifices. 5. Chasseurs et braconniers Le paysan s'adonne à 1' auto-construction également en qualité de chasseur : quand il ne ménage pas dans les parois de sa cabane un ou deux regards aux parois ébrasées vers l'extérieur d'où surveiller le gibier, il peut être à l'origine d'affûts ou postes de chasse en pierre sèche spécialement conçus pour des activités cynégétiques. Maurice Allègre signale la construction, vers 1900, par un agriculteur de Villes-sur-Auzon en Vaucluse, d'un poste de chasse "tous azimuts" ne comportant pas moins de sept meurtrières, au quartier du Rocher des Maures (8). Le braconnier, lui aussi, peut avoir sa cabane. Ainsi ce pittoresque "braconnier de Ferrassières" (Drôme), évoqué par Pierre Martel, "(qui) avait construit dans la montagne une cabane confortable, où il cachait son fusil et d'où il partait pour ses exploits cynégétiques" (9). 6. Cantonniers Dans les régions où les agriculteurs se bâtissaient des cabanes de pierre sèche, il est courant de voir les cantonniers, paysans eux-mêmes ou fils de paysans, faire appel à cette même technique constructive pour se constituer leurs abris en bordure de route. Ce sont deux de ces abris que décrit Mme Adrienne Durand-Tullou (10), l'un très rudimentaire, édifié entre 1911 et 1914 par un dénommé Serieys, cantonnier à Rogues dans le Gard; le second, plus élaboré, édifié vers 1910 par un cantonnier de Vissec. Parfois, c'est non plus un seul cantonnier mais plusieurs qui sont à l'origine d'un édifice : ainsi, toujours dans le Gard, cette imposante cabane de Saint-Privat-de-Champclos, bâtie par une équipe de cantonniers au siècle dernier, si l'on en croit les dires locaux (11), confirmés par la série impressionnante d'initiales gravées en sous-face de la dalle fermant la voûte. Il est évident que s'abriter était une nécessité première pour les cantonniers d'autrefois, astreints qu'ils étaient d'être sur les routes même par mauvais temps. Possibilité leur était accordée de se faire des abris, à condition, comme le précise le "Livret du cantonnier" du XVIIIe siècle, que ceux-ci "soient en vue de la route (...), afin qu'on puisse toujours constater leur présence" (12). 7. "Amateurs distingués" A côté de représentants de la paysannerie, s'illustrent comme bâtisseurs à pierre sèche des "amateurs distingués", châtelain, retraité, facteur, artiste, construisant qui pour le plaisir, qui pour rendre service aux autres. Si l'on en croit Paul Marcelin (13), dans le Gard, à Boissière, "le châtelain, M. A...., construisait par jeu des capitelles" au siècle dernier. Une intention plus altruiste prévaut chez cet autre amateur distingué dont René Limouzin brosse le pittoresque portrait (14), le facteur Gorse, habitant de la commune de Sornac en Corrèze à la fin du siècle dernier. Sabotier de son métier et facteur d'occasion, ce personnage édifiait, le long des routes, des cabanes à paroi de pierre sèche et à couverture de chaume destinées à servir d'abris et à lui-même dans ses tournées et à la communauté, dont il espérait ainsi se faire bien voir. Notre facteur, surnommé "Gorse l'humanitaire", signait ses œuvres d'un coq en bois sculpté, planté sur le faîte (15). Comme autre œuvre d'amateur distingué, on peut citer, pour le Lot, la cabane édifiée à Cremps par un dénommé Linon dans les quinze premières années du XXe siècle (16) : la construction, aujourd'hui malheureusement disparue, était en pierres non pas grossièrement équarries mais soigneusement taillées et appareillées, constituant de ce fait un véritable bijou qui avait exigé un labeur sans commune mesure avec celui ordinairement consenti pour ce type de construction par le paysan auto-constructeur. Enfin, il y a le cas du sculpteur lodévois Dardé qui, dans les années 1920, ayant son atelier dans le village de Saint-Maurice-de-Navacelle dans l'Hérault, bâtit une capitelle non loin du hameau des Besses. Il n'en avait nul besoin, apparemment, et voulait simplement montrer que cet art rustique de la construction à main nue était à la portée du sculpteur qu'il était. Il paraît que l'édifice est semblable à toutes les autres capitelles. À quoi bon alors être sculpteur ? (17) 8. Ouvriers-bâtisseurs L'omniprésence, parmi les constructeurs de cabanes en pierre sèche, de représentants de la paysannerie, à côté de quelques rares amateurs distingués, ne doit pas faire oublier l'existence d'une autre catégorie de bâtisseurs amateurs, situés quant à eux tout en bas de l'échelle sociale mais bien plus importants numériquement, les ouvriers d'industrie. Ainsi, dans le Gard, nombre de capitelles des garrigues de Nîmes, de Sommières, d'Uzès et de Marguerittes, furent édifiées par les ouvriers des ateliers textiles de ces villes lorsqu'ils purent devenir propriétaires de quelques arpents. Il faut savoir que dans le 2e quart du XIXe siècle, les travailleurs de l'industrie textile à Nîmes représentaient le tiers de la population, estimée alors à 55 000 habitants ! Créée à la fin du XVe siècle, cette industrie ne prit véritablement son essor qu'après la Révolution de 1789, atteignant son apogée dans la période de 1834 à 1847. A Marguerittes, la garrigue fut prise d'assaut par les ouvriers de l'usine de fabrication de tapis qui faisait jadis la renommée de la commune. Avec ses économies, l'ouvrier s'achetait un coin de garrigue qu'il défrichait, épierrait, clôturait, aménageait pour y planter quelques pieds de vigne, des oliviers et des amandiers, voire des arbres fruitiers et des légumes. Pour améliorer le sol de sa parcelle, il y apportait, dans un panier, des déchets domestiques et des cendres. La production de cet enclos lui permettait d'améliorer son ordinaire. Pour se faire un abri (capitelle) ou une cuve couverte (tine), plutôt que d'acheter de la brique, du bois et de la tuile hors de ses moyens financiers, il se contentait des pierres livrées par le défrichement. De même que l'on sait que les "faiseurs de bas" d'Uzès étaient aussi des "faiseurs de capitelles", il ne faut pas hésiter à parler, pour Marguerittes, d'"ouvriers-bâtisseurs" de capitelles (18). Autre exemple du lien entre prolétariat et cabanes en pierres sèches, celui es ouvriers gantiers de Millau ans l'Aveyron au XIXe siècle. Ainsi que nous l'apprend Pierre Solassol (19), ces travailleurs à domicile qu'étaient les coupeurs en ganterie millavois, étaient vignerons à leurs heures de loisir, entretenant, dans le Pays Maigre, sur l'adret, une vigne familiale avec sa casèle. le sol d'une de ces bâtisses a livré tessons d'assiettes et de bols, tasses, fourchettes, restes des collations prises en ces lieux par ses propriétaires à l'occasion de conviviales réunions. NOTES (1) On trouvera des photos de cette inscription dans Aimé Longuet, Les capitelles des garrigues gardoises, dans Folklore de France, 30e année, No 167/168, 1979, No 5 et 6, pp. 11-17, en part. p. 16, et dans Raymond Martin et Bruno Fadat, Les capitelles des garrigues gardoises, éditions de l'Equinoxe, 1992, 108 p., en part. p. 84. (2) Cf. Christian Lassure, La tradition des bâtisseurs à pierre sèche, Etudes et recherches d'architecture vernaculaire, No 1, 1981, 38 p., en part. p. 3. (3) Paul Marcelin, Les bâtisseurs à pierre sèche et leurs œuvres dans la garrigue nimoise, dans Comptes rendus de l'Ecole antique de Nîmes, 23e session, 1941, pp 74-103. (4) A ce sujet, cf. Georges Calvet, Documents pour une sociologie rurale historique, dans Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Toulouse, t. III, fasc. 4, juillet 1967, pp. 85-108, en part. p. 96; également Christian Lassure, Origines et formation des paysages lithiques du Lot : la part du XIXe siècle, dans Bulletin de la société des Etudes du Lot, t. XCVI, 1er fasc., janvier-mars1975, pp, 11-14. (5) Adrienne Durand-Tullou, Les constructions à pierre sèche des causses de Blandas et de Campestre (Gard), dans L'architecture vernaculaire rurale, t. IV,1980, pp.34-84, en part. pp. 73-74. (6) Pierre Martel, L'architecture pastorale en pierre sèche, dans Les Alpes de Lumière, No38, printemps 1966, pp. 225-232, en part. pp. 209 et 228. (7) Françoise Henry, Early Irish Monasteries, Boat-shaped Oratories and Bee-hive Huts, dans County Louth Archaeological Journal, vol. XI, 1949, No 4, pp. 296-304, en part. p. 299, note 6. (8) Maurice Allègre, Contribution à l'étude des "bories" de Vaucluse. Commune de Villes-sur-Auzon, dans L'architecture rurale en pierre sèche, t. 1, 1977, pp. 69-85 + 3 fig. h. t., en part. p. 78. (9) Pierre Martel, op. cit., p. 231. (10) Adrienne Durand-Tullou, op. cit., pp. 60-62. (11) Un habitant du lieu, M. Fernand Laval, lui-même cantonnier, nous a déclaré que son grand-père aurait participé, jeune enfant, à la construction, "passant par les pierres" aux cantonniers. Le relevé de cet édifice a été publié dans L’Architecture vernaculaire rurale, t. IV, 1980, p. 104. (12) Recommendation tirée du "Règlement pour le service des cantonniers" inclus dans le Livret du cantonnier. À ce sujet, cf. J. Drilleau , En marge du cantonnier de jadis, dans "Aguiaine", revue de la Société d’étude folkloriques du Centre-Ouest, t. X, 4e livr., juillet-août 1976, pp. 349-354, en part. p. 350. (13) Paul Marcelin, Mystérieuses capitelles! Etude sur les capitelles de la garrigue nîmoise, dans Bulletin de la Société d’étude des sciences naturelles de Nîmes, t. LII, 1972, pp. 131-168, en part. p. 141. (14) René Limouzin, Figures de la haute Corrèze, Gorse "l'humanitaire", dans Lemouzi, 59e année, No 65, janvier 1978, p. 84. (15) Une fort piquante anecdote nous a été rapportée à ce sujet par M. Jean-Christian Bans. Aux Cars, près de Saint-Merd-les-Oussines, notre facteur, désireux de montrer son savoir-faire, était allé construire une cabane au sommet d'une colline faisant face à celle où se trouve le temple gallo-romain et dominant les ruines de la ville antique fouillées par Marius Vazeilles, ce dernier aurait déduit de la présence de la cabane (avec son coq gaulois...) à proximité des ruines, qu'il y avait là un bel exemple de persistance d'une tradition celtique... (16) A ce sujet, cf. Christian Lassure, La tradition de la petite architecture rustique en pierre sèche du Lot : ses dernières manifestations (1860-1975), dans Quercy-Recherche, No 13, pp. 4-7, en part, p. 5. (17) Cf. Albert Reynes, Les capitelles [de Soubès], dans Message, Bulletin des anciens élèves de l'Ecole normale de Montpellier, 1984-1985, 55e année, 9 p. (n. p.). (18) Cf. Raymond Martin et Bruno Fadat, Les capitelles de la garrigue marguerittoise [Gard], Association pour la sauvegarde du patrimoine de Marguerittes, 1991, 96 p. (19) Cf. Pierre Solassol, Casèlas des Grands Causses, dans Petit patrimoine en Languedoc et Rouergue, Causses et Cévennes, revue trimestrielle du Club cévenol, 104e année, 1999, No 3, pp. 89-90. II - LES CONSTRUCTEURS PROFESSIONNELS Dans le cas de figure où le constructeur est distinct de l'utilisateur, on a affaire à ce qu'on peut appeler les professionnels de la pierre sèche, à savoir le paysan ou le berger ayant un tour de main de maçon, le maçon ordinaire faisant à l'occasion de la pierre sèche, le maçon spécialiste de la construction à sec, le puisatier, le compagnon-maçon et enfin le carrier. Point n'est besoin de se livrer à une enquête orale ou à une recherche d'archives pour discerner l'œuvre d'un professionnel ou d'un semi-professionnel de celle d'un simple amateur. À côté de constructions frustes, rudimentaires, tenant le plus souvent de la guérite que de la cabane et dressées par des paysans à la suite d'épierrements ou par des manouvriers à l'occasion de défrichements ou encore par des bergers lors de la surveillance de troupeaux, on remarque des bâtiments d'une architecture élaborée, d'une exécution soignée, d'une belle plasticité, toutes choses qui attestent, chez leurs auteurs, un sûr métier de bâtisseur. La maîtrise et l'ingéniosité de ces maçonx professionnels s'affirment en particulier dans la réalisation des couvrements, des encadrements et des détails d'aménagement et, partant, dans la taille et l'appareillage de la pierre, à tel point que certains édifices apparaissent comme de vrais chefs-d'œuvre qui font de leurs créateurs de véritables "maîtres" de la pierre sèche. Mais penchons-nous tout d'abord sur le cas du paysan-maçon. 1. Paysans-maçons C'est un fait connu qu'au XIXe siècle, nombre de paysans avaient un tour de main de maçon, ainsi en particulier en Limousin et en Quercy. Mlle Martine Sylvos, dans une thèse parue en 1976 sur la construction en pierre sèche dans le haut Quercy (1), décrit, sur la commune de Livernon, une grande caselle, à usage d'étable à cochons, qui aurait été construite, aux dires du propriétaire d'alors, par un sien arrière-grand-père qui était quelque peu maçon. Ce qui fait dire à l'auteur : "les paysans d'autrefois pratiquaient souvent un deuxième métier, d'appoint". Toujours dans le Lot, sur la commune de Catus, une série d'abris à bestiaux en plein champ bâtis sur le même modèle sont visibles dans une zone restreinte. L'enquête orale que nous avions menée, nous avait fait remonter à leur constructeur, un paysan qui, à la fin du XIXe siècle, avait élevé ces abris pour divers parents et amis (2). 2. Bergers-maçons L'existence de bergers remplissant également la fonction de maçon est évoquée par Jean Besset (3) dans le haut Vicdessos en Ariège : il s'agit des peïriés, bergers spécialisés dans la construction des orris, c'est-à-dire des complexes de bâtiments et d'installations en pierre sèche des estives. 3. Maçons professionnels A côté du semi-professionnel, on trouve le professionnel tout court, soit artisan-maçon non spécialisé, faisant le tout venant de la construction rurale, soit maçon spécialisé de la pierre sèche. L'intuition du rôle des professionnels a été bien perçue par Martine Sylvos (4) à propos du Lot : "les plus grandes et les mieux appareillés (des constructions) à Livernon", déclare-t-elle, "étaient vraisemblablement l'œuvre de maçons professionnels, peut-être même spécialisés dans ce genre d'édifices". 3.1 "Généralistes" La présence ou l'absence de liant ne modifiant pas fondamentalement les principes de la maçonnerie, on peut penser que des maçons ordinaires sont à l'origine d'un certain nombre de cabanes. C'est sans doute à un maçon "généraliste" que fait allusion Charles Cotte lorsqu'il signale, en 1912, dans le Vaucluse, une cabane alors "récemment" construite au quartier de Fartayet, près de Saint-Martin-de-la-Brasque, et dont le constructeur, un certain Emile Appy, "exerçait encore sa profession de maçon" (5). De même, auraient pris part à la construction des loges en pierre sèche présentes aux confins de l'ouest de la Creuse et du nord-est de la haute-Vienne, des "maçons de Paris", c'est-à-dire des maçons du crû qui allaient gagner leur vie dans la capitale mais revenaient au pays en hiver (6). 3.2 Spécialistes de la pierre sèche L'existence de maçons à pierre sèche est dûment attestée pour le Languedoc et la Provence. Il est vrai que la tradition de construire à sec y est ancienne. Des textes notariés languedociens de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe parlent de "clapasses de pierre essuyte", de "capitelle à pierre essuyte" (7). Des actes provençaux de la deuxième moitié du XVIIe siècle parlent, l'un (1685) de "murailles ou restanques de pierre sèche" à Comps dans le Var (8), l'autre (1663) de "cabanes de pierres sèches couvertes de paille" à Sault dans le Vaucluse (9). Dans le Vaucluse, si l'on en croit Guy Barruol (10), l'état des artisans de Sault pour 1692, mentionne l'existence, en plus de maçons ordinaires, de "quatre maçons de pierre sèche". Il est regrettable que les références de cette pièce extrêmement précieuse ne soient pas citées. Dans le Gard, les derniers spécialistes exerçaient encore à l'aube de la Grande Guerre. Paul Marcelin (11) nous conserve le souvenir d'un maçon du quartier des terres de Rouvière à Nîmes, qui, avant 1914, "se chargeait de construire une capitelle, dans la journée, pour 1000 fr". 3.3 Puisatiers Tant en Languedoc qu'en Provence, où les puits, en plus d'avoir leur conduit maçonné à pierres sèches, sont souvent couverts d'un édifice voûté par encorbellement, les puisatiers devaient connaître, entre autres techniques nécessaires à l'exercice de leur métier, celles de la construction à sec. Hélas, les renseignements nous font défaut sur ces professionnels, si l'on excepte une bien vague mention de compagnons-puisatiers comme nous le verrons plus loin. Les seules informations disponibles concernent des puisatiers amateurs, à savoir des viticulteurs ayant œuvré dans l'Hérault dans la première moitié du XXe siècle, en construisant des puits soit pour eux-mêmes, soit pour des voisins, et ayant appris leur tour de main dans leur jeunesse en servant de manœuvres à des puisatiers professionnels (12). 3.4 Compagnons-maçons Il n'est pas jusqu'au compagnonnage qui ne soit évoqué en rapport avec les maçons à pierre sèche. Henri Broch (13), dans un livre publié en 1976 sur la "pyramide" de Falicon dans les Alpes-Maritimes, rapporte, à propos des " boutigons" du département, que ce type de "construction, d'un savant et puissant équilibre, a même servi autrefois de chef-d'œuvre aux compagnons maçons et terrassiers afin d'être admis dans la corporation". Cette affirmation semble reprendre, à peu de choses près, celle rencontrée sous la plume d'Emile Lauga (14) dans sa monographie de Reillanne dans les Alpes-de-Haute-Provence, parue quatre ans plus tôt : "ce genre de bâtisse sans liant est à la fois si particulier et si délicat qu'il servait de chef-d'œuvre aux compagnons maçons, terrassiers et puisatiers pour être admis d'emblée dans la corporation". Voilà des renseignements intéressants mais qui demandent vérification. Ces deux mentions sont à rapprocher d'une tradition rapportée au sujet des loges en pierre sèche des confins de la Creuse et de la Haute-Vienne : au XIXe siècle, la construction d'une loge aurait servi d'épreuve d'aptitude aux jeunes apprentis désireux d'accompagner un maçon migrant ou "maçon de Paris" (15). 3.5 Carriers Les carriers sont parfois évoqués à propos de la construction des bâtiments qui nous intéressent. Si l'on en croit Claude Pierron (16), certaines cabanes en pierre sèche ou cabornes du Mont d'Or lyonnais, édifiées avec des déchets de carrière à proximité de déblais ou mareins, sont l'œuvre de carriers et de tailleurs de pierres venus du sud de l'Italie au XIXe siècle. Ce sont également des carriers qui seraient à l'origine des cabanons pointus visibles autour des anciennes carrières de Mane dans les Alpes-de-Haute-Provence. C'est au savoir-faire de la profession que serait redevable la qualité d'exécution des bâtiments (17). Enfin, certaines cabanes du Premier Plateau jurassien (à l'est de Lons-le-Saunier dans le Jura) seraient, à ce que rapporte Florence Néret (18), l'œuvre de paysans s'employant dans les carrières locales où ils auraient acquis un tour de main de carrier. NOTES (1) Martine Sylvos, L'habitat rural en France. Contribution à l'étude de la construction en pierre sèche des causses du haut Quercy. Inventaire de la commune de Livernon (Lot), mémoire de l'Unité pédagogique 6, Ecole d'architecture, Paris, juin 1976, No inv. 4267, en part. p. 84. (2) Cf. Christian Lassure, Essai de classification fonctionnelle des constructions en pierre sèche du Lot, l'auteur, Paris, 1976, 102 p. en part, pp. 29-34. (3) Jean Besset, Patrice Castel, Olivier Sanchez, Les orris du Haut-Vicdessos, dans L'architecture vernaculaire en pierre sèche du Midi de la France : unité, diversité, prospective, Actes du colloque d'Auzat et Suc-et-Sentenac (12-13 juin 1999), Fédération méridionale de la pierre sèche, 2000, pp. 3-15, en part. p. 8. (4) Martine Sylvos, op. cit., p. 52. (5) Charles Cotte, Lettre à F.-N. Nicollet concernant l'article de David Martin, Les boris de Provence, dans Annales de Provence, 1912, pp. 215-217, en part, p. 215. (6) Pierre sèche et loges de bergers, Association Nature et patrimoine, Mairie de Laurière - 87370, IPNS, 2001, polycopié, 18 rectos. (7) Cf. Paul Marcelin, Les bâtisseurs à pierre sèche et leurs œuvres dans la garrigue nimoise, dans Comptes rendus de l'Ecole antique de Nîmes, 23e session, 1941, pp 74-103, en part. p. 85. "Essuyte" vient du participe latin "exsuctus", desséché. Cf. occitan "eissuch", adj., sec, essuyé. (8) Archives des Bouches-du-Rhône, fonds de Malte, H 223. Cité par Roger Livet dans L'habitat rural et les structures agraires en basse Provence, thèse de lettres, Paris, 1962, éd. Ophrys, Aix-en-Provence, 1962, en part. p. 81. (9) Cf. Pierre Delaire, Les boris du pays d'Apt, dans La Vie urbaine, nouvelle série, janvier-mars 1964, pp. 7-62, en part. p. 8. (10) Guy Barruol, En haute Provence, cabanes, fermes fortifiées, bergeries en pierre sèche : un mode de construction utilisé de l'époque néolithique à nos jours, dans Archéologia, No 8, janvier-février 1966, pp. 80-84, en part, p. 82. (11) Paul Marcelin, Mystérieuses capitelles ! Etude sur les capitelles de la garrigue nîmoise [Gard], dans Bulletin de la Société d'étude des sciences naturelles de Nîmes, t. 52, 1972, pp. 131-168, en part. p. 141. (12) Cf. Gilles Fichou, Enquête orale sur la construction de puits en pierres sèches à Villeveyrac (Hérault) dans la première moitié du XXe siècle, dans L'architecture vernaculaire, t. 16, 1992, pp. 77-86, en part. pp. 77-78. (13) Henri Broch, La mystérieuse pyramide de Falicon, éd. France-Empire, Paris, 1976, en part. p. 130. (14) Emile Lauga, Reillanne, Alpes-de-Haute-Provence, monographie, impr. Reboulin, Apt,1972, en part. p. 143. (15) Cf. Pierre sèche et loges de bergers, op. cit. (16) Claude Pierron, Les cabornes du Mont d'Or lyonnais [Rhône]. Premiers résultats d'enquête, rapport remis au Comité du pré-inventaire des monuments et richesses artistiques du Rhône, octobre 1986, photocopié, 7 p. (résumé de C. Lassure dans La lettre du C.E.R.A.V., bulletin de liaison No 7, juin 1987, pp. 12-14). (17) Cf. Pierre Martel, Le sentier des cent cabanons, cahier No 5 (16 p.) de Sentier de haute Provence, I, Le Pays de Forcalquier, dans Les Alpes de Lumière, Nos 47-48, automne-hiver 1969. (18) Florence Néret, Les cabanes en pierres sèches du premier Plateau [Jura], polycopié, septembre 1996, 23 p. III - CONSTRUCTION CONJOINTE PAR PROFESSIONNELS ET PAR UTILISATEURS Dans la construction de petits bâtiments en maçonnerie sèche, un troisième cas se présente, celui où l'exploitant-utilisateur participe à la construction aux côtés du maçon-bâtisseur. Du fait de l'intervention déterminante du professionnel, ce cas se ramène en définitive au cas précédent. Pierre Bailly, dans son étude sur les édifices en pierres sèches de Châteauneuf-sur-Cher (1), signale l'existence d'une telle alternative : les loges de vignerons étaient en général, écrit-il, "l'œuvre des vignerons eux-mêmes, aidés ou non de maçons locaux". 1. Les rapports entre constructeurs et utilisateurs Ayant cerné, d'après les sources bibliographiques et la tradition orale, l'origine soit non-professionnelle, soit professionnelle de nos bâtisseurs, nous pouvons à présent essayer de déterminer, dans le cas où le constructeur est distinct de l'utilisateur, quels étaient les rapports entre ce dernier (c'est-à-dire le commanditaire) et le premier (qu'il soit paysan-maçon, maçon ordinaire, maçon à pierre sèche). Y avait-il un contrat écrit (du type prix fait) ou un contrat verbal ? Dans quels cas le prix fait s'imposait-il ? Dans quels autres cas un simple accord oral suffisait-il ? Quelles étaient ensuite les modalités du contrat ou de l'accord, en particulier pour le paiement (en nature ou en espèces ?), pour la fourniture de matériaux et leur charroi (par le commanditaire ou par le constructeur ?) et pour l'apport de main d'œuvre, et enfin quant à la durée du chantier ? 2. Conventions écrites, conventions orales Tout comme pour le reste de la construction rurale (demeures, granges, etc.), la construction à pierre sèche, surtout lorsqu'il s'agit d'édifices importants et élaborés, supposant des moyens, n'échappe pas – du moins sous l'Ancien Régime – à la pratique de la convention écrite passée devant notaire par les parties concernées. Pour les capitelles de la garrigue de Nîmes, il existe plusieurs prix faits baillés remontant au début du XVIIe siècle (2). Ainsi la quittance délivrée en 1612 à un habitant de Nîmes, Antoine Couret, pour la construction d'une "capitelle a pierre essuyte et couverte de lauzes", l'édification de "murailhes" et la réfection de "brèches de murs" dans sa vigne par un maçon de la même ville, Jean Vidal, payé 31 livres pour cette besogne. De même, la quittance délivrée en 1620 à un cordier de Nïmes, Pierre Brousson, pour la construction de deux capitelles par deux manouvriers de la même ville, Jean Castel et Pierre Paulet. Là encore, ces deux édifices font partie d'une vigne que nos deux travailleurs sont tenus de planter et enclore de murailles. Leur rémunération est indiquée : 69 livres 5 sols, auxquels s'ajoutent 5 livres 15 sols pour l'achat de 4 500 moellons (3).
En ce qui concerne la pratique de l'accord verbal, la bibliographie disponible demeure muette sur ce point, ainsi d'ailleurs que la tradition orale, du moins lorsque nous l'avons sollicitée. En extrapolant de l'existence au XIXe siècle de ce type d'accord pour des bâtiments d'un statut plus élevé, on peut penser, sous réserve de vérification, qu'un engagement oral réciproque devant témoins pouvait faire office de contrat à la même époque (4). 3. Modalités des conventions Que la convention soit écrite ou orale, ce qui intéresse le plus le chercheur, ce sont les termes, les modalités du contrat passé. Là encore, les données disponibles sont bien loin d'être pléthoriques. 3.1 Prix et réglement Le paiement à la journée ne semble pas être attesté comme pratique. Le paiement à l'unité de longueur, s'il est avéré pour de simples murs, ne semble pas, par contre, être de mise pour des édifices généralement circulaires et, qui plus est, voûtés en pierre. C'est le bâtiment lui-même qui semble avoir fait l'objet de prix forfaitaires (sans doute calculés sur la base du nombre de jours de travail nécessaires). Pour ce qui est de l'ordre de grandeur des prix, nous ne disposons que de trois indications, mais malheureusement trop imprécises. Il y a tout d'abord les 1 000 F demandés pour la construction d'une capitelle en une journée par ce maçon du quartier de Rouvière à Nîmes, avant 1914 (cf. supra). Cette somme paraît exorbitante s'il s'agit de francs-or. Par ailleurs il n'est pas précisé si ce maçon travaille seul ou s'il se fait aider. Il y a ensuite l'acte de 1612, où il est question d'une quittance de 16 livres faite par Antoine Couret, hôte (aubergiste) à Nîmes, pour construction d'une "capitelle à pierre essuyte et couverte de lauzes en une vigne" (cf. supra). Mais ce paiement englobe aussi l'établissement de murailles et la réfection de brèches. Il y a enfin les 69 livres 5 sols payés à deux manouvriers de Nîmes en 1620 par le cordier Pierre Brousson pour la construction d'un clos de vigne avec ses "murailles" et ses deux "capitelles" (cf. supra). L'acte notarié qui fait état de cette rémunération ne va pas toutefois jusqu'à préciser le détail : la somme englobe, outre les murs et les deux édifices, l'achat de moellons. Dans les trois cas, l'importance et les caractéristiques des édifices n'étant pas précisées, il paraît aléatoire de se livrer à des spéculations sur le coût de la construction à pierre sèche et, a fortiori, sur l'existence éventuelle de divers modèles-type correspondant à différents prix forfaitaires. A côté du paiement en espèces, mentionnons le paiement en nature, dont un seul cas est rapporté par la bibliographie. Pierre Bailly (5) signale qu'un maçon de la région de Châteauneuf-sur-Cher construisait des loges pour des vignerons en échange de livraisons de vin. Sur une troisième éventualité, la jouissance temporaire d'une parcelle en échange de l'édification d'une cabane, nous ne disposons d'aucun renseignement. 3.2 Fourniture du matériau et charroi En ce qui concerne la fourniture du matériau de construction, l'indigence des sources disponibles ne permet pas de dire qui, en général, du commanditaire ou du constructeur, devait s'assurer de la présence du matériau nécessaire à pied d'œuvre. Le seul renseignement disponible est la mention des 4 500 moellons que les manouvriers Jean Castel et Pierre Paulet sont tenus de fournir lorsqu'ils construisent le clos de vigne et les deux capitelles du cordier Pierre Brousson dans la garrigue de Nîmes en 1620 (cf. supra). On peut toutefois penser que le commandiatire, mû par des considérations d'économie, devait tirer parti du matériau disponible dans sa parcelle : pierres prélevées sur un tas d'épierrement ou extraites du sol après découverture. Mais si le matériau adéquat n'était pas disponible sur place, la seule solution était d'en faire venir d'ailleurs. À propos des grandes bergeries des Monts de Lure et d'Albion, Pierre Martel nous apprend en effet que, lorsque les bâtisseurs n'avaient pas la chance de disposer d'un banc favorable tout près, ils n'hésitaient pas à faire charrier à dos de mulets ou sur des traîneaux les deux, trois ou quatre cents tonnes de pierre nécessaires en fonction de l'importance de l'ensemble (6). Outre la fourniture et le transport du matériau, l'apport de main d'œuvre par l'une ou l'autre partie devait sans doute entrer également dans la convention. Hélas, là aussi, les documents susceptibles de nous éclairer font défaut. 3.3 Durée du chantier Nous ne sommes guère mieux lotis pour ce qui est des délais impartis à la construction que pour les autres spécifications. Le seul cas, à notre connaissance, de délai spécifié se trouve dans un acte notarié du Lot, daté du 23 mai 1782 (7). Encore que nous ne soyons pas sûrs de la nature exacte de la construction. Par cet acte, un brassier d'Escamps (sur le causse de Limogne), François Truchet, abandonne à son beau-frère, Bertrand Roques, également brassier, la jouissance d'une partie de pièce de terre, au terroir de Sivadals, en se réservant "tous les matériaux d'une cabane qu'il avait faite dans ladite pièce de terre pour les prendre dans l'espace de sept mois au bout desquels sept mois ledit Truchet promet de ne plus rentrer dans ladite pièce ni cabane qui devra être démolie...". Et l'acte d'ajouter : "ledit Roques promet à son beau-frère de lui faire sept journées pour lui aider à changer ladite cabane et à en faire une autre...". S'il s'avère que les matériaux en question sont effectivement ceux d'une cabane en pierres sèches à voûte encorbellée, on a là une indication du temps global jugé nécessaire à en démanteler et en reconstruire un exemplaire, la durée espective de chaque étape (démolition, transport, ré-édification) restant néanmoins conjecturale. Pour essayer d'imaginer ce que pouvaient être les délais de construction spécifiésdans les contrats écrits ou oraux, force nous est bien d'extrapoler à partir de cas connus de durées de chantiers non rapportées à des conventions. Encore s'agira-t-il d'exemples étrangers, les seuls dont nous disposions. Le spécialiste anglais d'architecture vernaculaire, James Walton, décrivant les vastes cabanes à voûte encorbellée des premiers colons du nord-ouest de la Colonie du Cap au siècle dernier (8), rapporte, à propos d'un édifice en forme de cylindre-ogive, millésimé de 1851, la tradition selon laquelle celui-ci aurait été érigé en 15 jours par le propriétaire initial aidé d'un manœuvre noir. L'édifice en question, au vu de la photo avec échelle humaine qui en est donnée, fait bien 4 ou 5 m de haut sur autant de diamètre. La durée rapportée par la tradition orale ne paraît donc pas exagérée. Autre indication de durée, celle donnée par un auteur catalan, Juan Bassegoda Nonell, qui relate l'édification, en 1976, d'une petite guérite de vigneron par un des derniers paysans-maçons catalans, à Vilanova d'Espoia (province de Barcelone) (9) : une seule journée de travail (de 8 h du matin à 6 h du soir) suffit au bâtisseur, Antonio Muntadas Pascual, pour élever un petit édicule faisant, d'après les photos jointes au texte, entre 1,50 m et 2,00 m de haut sur autant de diamètre. 3.4 Construction à frais communs On peut envisager que dans certains cas il y ait eu une convention liant non pas un seul mais plusieurs commanditaires et le maçon chargé de la construction. C'est ce qui semble ressortir de la mention, rapportée par Paul Marcelin (10), de la destruction d'une capitelle "servant à abriter la vendange et qui avait été construite à frais communs par quelques propriétaires voisins". Cette mention rejoint la constatation faite par Patrick Blandin (11) à propos des cabordes des anciennes collines vinifères de Besançon (Doubs) : "Certaines, formant à elles seules des parcelles, appartenaient à plusieurs vignerons cultivant les lopins alentours". 3.5 Place de la construction dans les activités rurales Indépendamment de la durée d'un chantier, du laps de temps matériellement nécessaire à l'édificationd'un bâtiment donné, on peut se demander s'il existait une époque del'année, une saison où l'on construisait plutôt qu'à une autre, et quelle était la place réservée à cette activité de construction par rapport à d'autres activités. Le maçon cité par Pierre Bailly (cf. supra) bâtissait ses loges durant les mois d'hiver. Cet exemple, conforté, comme nous l'avons vu, par celui de la construction hivernale d'enclos par des manouvriers lotois au siècle dernier, semble désigner la morte saison des activités agricoles comme le temps de l'année traditionnellement consacré à l'édification de bâtiments aussi mineurs que nos cabanes. De fait, lorsque l'utilisateur est lui-même le constructeur, les activités de construction ne sont pas considérées comme prioritaires et se trouvent reléguées aux temps libres, aux "creux" dans l'emploi du temps journalier ou hebdomadaire. Pierre Martel ne dit pas autre chose lorsqu'il rapporte, à propos des bergeries des Monts de Lure et d'Albion, que "l'édifice montait lentement, des mois durant, et [que] l'on y consacrait tous les temps libres" (12). A l'opposé, il existe des cas où les activités constructives semblent prendre le pas sur tout autre. La tradition orale atteste que certains bâtisseurs, pour ne pas perdre de temps, travaillaient la nuit, "au clair de lune"; il est difficile de croire qu'il ne puisse s'agir là que d'une légende, surtout lorsque des exemples bien précis sont mis en avant, avec noms à l'appui. Ainsi le dénommé Fulcrand Hébrard, cet issartier de Campestre (Gard), déjà cité, qui travaillait la nuit à édifier son oustalet. De même les Arnal, cette famille du hameau des Reys aux Assions (Ardèche), qui, au tout début du XXe siècle, travaillait au clair de lune à la réalisation des aménagements d'un enclos de vigne (murs, clapiers, grangette) (13). Sans doute faut-il comprendre qu'il arrivait à ces gens de travailler à la belle saison, soit fort tard le soir, soit fort tôt le matin, pour éviter la canicule. Mais il n'est pas exclu que l'on ait là affaire à des cas extrêmes, marqués par une véritable boulimie constructive. NOTES (1) Pierre Bailly, Les édifices en pierre sèche de la région de Châteauneuf-sur-Cher, dans Cahiers du Berry, Société archéologique et historique du Berry , No14, 1968, pp. 63-66, en part. p. 63. (2) Sur ces prix-faits, cf. Bernard Artigues, Les capitelles de la garrigue nîmoise, dans Bulletin des bibliophiles nîmois, 56e année, 1978-1979, pp. 41-44. (3) On trouvera la transcription de la quittance d'Antoine Couret dans Raymond Martin, Bruno Fadat, Les capitelles des garrigues gardoises, Equinoxe, Marguerittes, 1992, 108 p., p. 27. Celle de Pierre Brousson est reproduite dans Christian Lassure, Construction de deux capitelles par des maçons à Nîmes en 1620, dans L'architecture vernaculaire, t. 23, 1999, p. 78. (4) Maurice Robert, dans Bâtisseurs et utilisateurs (dans Ethnologia, revue d'ethnologie et d'ethnoécolologie des pays occitans, No spécial, automne 1978, pp.115-123, en part. p. 119), signale qu'en Corrèze "les vieux artisans du bâtiment ... estiment que 'dans le temps', maçon et client 'se mettaient de prix' (s'entendaient) oralement devant témoins ... et devant un verre" (sans doute le "dans le temps" désigne-t-il ici le XIXe siècle, au-delà duquel la tradition orale ne remonte que rarement). (5) Pierre Bailly, op. cit., p. 63. (6) Pierre Martel, L'architecture pastorale en pierre sèche, dans Les Alpes de lumière, No 38, printemps 1966, pp. 225-232, en part. p. 228. (7) Archives du Lot, III E. 601, fos 15, 16 et 17, 1782, 23 mai (mention aimablement communiquée par M. Pierre Dalon). (8) W. James Walton, Stone Beehive Dwellings in North Western Cape, dans South African Panorama, février 1961, pp. 36-37, en part. p. 37. (9) Juan Bassegoda Nonell, Como hacer una barraca de vina, dans La Vanguardia Espanola, Barcelone, 18 avril 1976. Pour un compte rendu de cette expérience, cf. Christian Lassure, Projet de construction expérimentale de cabanes en pierre sèche, dans L’architecture rurale en pierre sèche, t. 1, 1977, pp. 154-158, en part. p. 158. (10) Paul Marcelin, Mystérieuses capitelles! Etude sur les capitelles de la garrigue nîmoise, dans Bulletin de la Société d’étude des sciences naturelles de Nîmes, t. LII, 1972, pp. 131-168, en part. p. 143. (11) Patrick Blandin, Les cabordes dans Les monuments historiques, 1978, No 2, Franche-Comté, pp. 74-75, en part. p. 74 : "Les cabordes apparaissent sur les plans cadastraux du XIXe siècle comme de petits cercles, dans les vignobles". (12) Pierre Martel, op. cit., p. 228. (13) Cf. Michel Rouvière, L'enclos en pierre sèche d'Auguste Arnal sur le Gras des Assions (Ardèche), dans L'architecture vernaculaire, t. 21, 1997, pp. 35-42. IV - LES FAISEURS DE CABANES A L'ÉTRANGER La construction de cabanes en pierre sèche n'étant pas – loin s'en faut – une spécialité uniquement française, il paraît intéressant de nous tourner vers les pays étrangers, en particulier de la Méditerranée du nord, du nord-est et du nord-ouest pour essayer, au moyen d'une extrapolation prudente, de compléter les informations fragmentaires dont nous disposons pour notre pays. 1. "Caseddari" des Pouilles italiennes Edward Allen, dans un ouvrage qui a grandement contribué à populariser outre-Atlantique l'architecture de pierre sèche des Pouilles de l'Italie du Sud (1), signale l'existence de maçons spécialisés qu'il désigne sous l'appellation savante de "trullisti" (pluriel de "trullisto", formé sur "trullo", forme italianisée du terme vernaculaire "truddu", coupole) (2) et dont le nom populaire est "caseddari" (de "casedda", cabane des champs) : "Les 'trulli' furent à l'origine construits par des bergers et des fermiers avec les pierres retirées de leurs champs. Mais, ce type de construction devenant plus évolué, en particulier lors de l'essor qu'il connut à la suite de la loi interdisant l'usage du mortier, les 'trullisti', bâtisseurs spécialistes des 'trulli', assumèrent la construction de ce type d'abri dans la Murgie, faisant de l'édification des 'trulli' un métier de haute technicité". Si notre propos icin'est pas de retracer les raisons expliquant la genèse et le développement de la construction à sec en Apulie aux XVIIe et XVIIIe siècles, notons toutefois l'existence d'homologues italiens aux maçons de pierre sèche ou "pierre essuyte" de la France d'Oc. 2. Maçons à pierre sèche de la Palestine Dans sa thèse sur les cabanes de Palestine (3), le géographe israélien Zvi Ron décrit les modalités de construction de ces maisonnettes-grangettes de vignes et de vergers : "la construction était l'œuvre de membres de la famille du cultivateur, assistés ordinairement d'artisans experts dans l'art de construire le voûtement typique en pierre et dans celui de creuser des citernes dans la roche mère près des cabanes. Aussi, le coût de la construction, laquelle demandait entre quelques jours et un certain nombre de semaines, était-il souvent considérable. Les cultivateurs qui n'étaient pas en mesure de supporter une telle dépense, bâtissaient leur cabane sans assistance et en un laps de temps bien plus long". En d'autres termes, dans les villages palestiniens subactuels, tout comme autrefois en France du Sud ou en Italie du Sud, il y avait des maçons spécialistes de ce genre de construction. Mais leur existence n'excluait pas la pratique de 1'auto-construction par les utilisateurs. Ici, manifestement, ce qui détermine le recours ou le non-recours au technicien, ce sont des considérations de coût et, partant, le niveau économique et social du constructeur. 3. "Barracaïres" de la catalogne espagnole De ce souci d'économie chez les commanditaires de cabanes de pierres sèches, un exemple révélateur nous est fourni par les paysans catalans faisant appel au "barracaire" ou constructeur de "barracas" (en catalan "barraques"). L'ethnologue Ramon Violant y Simorra, dans son étude sur les cabanes de vignerons du plateau de Bages dans la province de Barcelone (4), explique pourquoi certaines "barracas" se présentent en partie excavées dans un talus, en bout de parcelle : "Ce type de 'barraca' construit (...) en mettant à profit la dénivellation du terrain (...) s'édifiait de la sorte afin d'économiser des journées rémunérées de 'barracaire', puisque le terrain en pente remplaçait la paroi du fond jusqu'au départ de la voûte. Et il va de soi que ce travail d'aplanissement du terrain, c'étaient les paysans eux-mêmes qui le réalisaient, et non point les constructeurs de 'barracas' ou 'barracaires' ". Ces "barracaires", l'auteur les décrit comme étant des paysans de la région, spécialisés dans cet art de bâtir, et alternant ce métier avec la culture de la terre. Il cite même le prix qu'ils demandaient pour une journée de travail : trois "pesetas". Les "barracaires" catalans rentrent donc dans la catégorie des "paysans-maçons". NOTES (1) Edward Allen, Stone shelters, The M.I.T. Press, Cambridge, Massachusetts, 1969, en part. p. 79. (2) Cf. Christian Lassure, Vocabulaire italien-français de l'architecture rurale en pierre sèche, dans L'architecture rurale, t. 3, 1979, pp. 203-215, en part. p. 204. (3) Zvi Ron, Stone Huts as an Expression of Terrace Agriculture in the Judean and Samarian Hills, Ph. D. thesis, Tel-Aviv University, August 1977, English abstract, en part. p. IV. (4) Ramon Violant y Simorra, Las "barraques" de vina, de pared en seco, del pla de Bages (Barcelona), dans Estudios Geographicos, Saragossa, vol. XV, 1954, No 55, pp. 189-200, en part. p. 195. Pour imprimer, passer en mode paysage © CERAV Référence à citer / To be referenced as : Christian Lassure page d'accueil sommaire mythes
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