LES FAISEURS DE CHAMPS

Field builders

Christian Lassure

Source : Christian Lassure, La tradition des bâtisseurs à pierre sèche : la fin de l'anonymat,

Études et recherches d'architecture vernaculaire, No 1, 1981

Jusqu'ici, nous avons étudié les bâtisseurs à pierre sèche uniquement quant à l'édification de cabanes. Cependant, il convient de bien voir que cette activité n'est qu'une – certes la plus spectaculaire – des diverses activités constructives autrefois liées à l'extraction, la manipulation et l'utilisation du matériau lithique agricole : construction de murs d'enclos, de pierriers parementés, de murs de terrasses de culture, de rigoles empierrées et autres aménagements, bref autant d'aspects de la construction du champ faisant intervenir des compétences techniques.

 

1. Construction d'enclos

À l'instar des bâtisseurs de cabanes, les constructeurs d'enclos pouvaient être aussi bien les utilisateurs eux-mêmes que des professionnels. Dans le cas de la petite propriété, il va de soi que les travaux étaient assurés par le propriétaire lui-même. Dans le cas de la grande propriété par contre, il était fait appel à une main-d'œuvre extérieure, salariée.

1.1 Construction par le propriétaire en personne

Dans le cas de petits lots à défricher sur d'anciens communaux ou des biens nationaux, c'était évidemment le défricheur lui-même qui se donnait ce mal, non sans d'ailleurs avoir à observer un certain nombre de prescriptions. À cet égard, Adrienne Durand-Tullou a relevé, dans un "état des défriches" concernant le causse de Campestre (Gard) et daté de 1820, des spécifications très révélatrices : les défricheurs "seront tenus de faire des clapiers solidement bâtis et au terrain en pente des traversiers qui auront un tiers de mètre de fondement". Ils devront aussi "faire un mur de séparation entre le domaine et les propriétés voisines de 1 mètre 1 quart hors terre, 1 tiers de mètre de fondement et 1 demi mètre d'épaisseur" (1).

1.2 Construction par une main-d'œuvre salariée

Dans le Lot, au moment des grands défrichements entrepris sous le Second Empire pour étendre le vignoble, les vignerons-défricheurs engageaient des manouvriers et leurs familles pour ces travaux qui étaient effectués en hiver. Ils se faisaient construire des murs de clôture et des cabanes par les hommes, tandis que les femmes et les enfants, pour quelques sous l'heure, transportaient, jour après jour, la caillasse dans des paniers ou des corbeilles, jusqu'à d'énormes tas d'épierrement (2).

Il en était de même dans le massif du Coiron, en Vivarais, où, entre 1850 et 1870, des propriétaires, désireux de transformer une lande ou un bois en terre cultivable, engageaient des "faiseurs de champs", groupes de deux ou trois hommes, équipés de barres à mine, de pioches, de pelles et de brouettes, qui œuvraient en hiver. L'exemple d'une propriété à Freyssenet-en-Coiron nous renseigne sur les conditions qui leurs étaient faites : pendant deux ans, les hommes étaient logés (au grenier à foin) et nourris, et très faiblement rémunérés, mais, à la fin du contrat, ils avaient droit à la valeur totale de la première récolte de céréales produites sur le nouveau champ (3).

 

2. Construction de pierriers

Le pierrier parementé est un élément distinctif des terroirs où affleure la pierre, surtout la pierre calcaire. Son édification, ou plus exactement son parementage, ressortit des techniques de la maçonnerie à sec. Lors des tentatives d'amélioration des techniques agricoles et de mise en valeur des terres marginales aux XVIIIe et XIXe siècles, le pierrier parementé est considéré comme un progrès.

Rétif de la Bretonne rapporte comment son père, Edme Rétif, propriétaire éclairé à Sacy dans l'Yonne, construisait en personne, aidé seulement de domestiques, des "meurgers" parementés avec colimaçon d'accès au faîte, et ce à partir du matériau retiré de ses champs. Un "meurger", construit avant 1720, était encore intact en 1778 (4).

J.-A. Delpon, dans sa Statistique du département du Lot, signale l'édification d'amas d'épierrage sur les "pâturages du pays calcaire" (l'est du Quercy) par "quelques particuliers" au début du XIXe siècle. Il mentionne non seulement la façon de procéder mais aussi la forme et les dimensions des ouvrages : on fait disparaître les "pierres détachées qui occupent les 2/3 de la surface du sol" "en les faisant ramasser à la main" et "ensuite déposer sur les parties les plus rocailleuses" en des "tas" dont on fait "bâtir la circonférence"; le résultat est des "amas circulaires de 15 à 20 pieds de diamètre, de 6 à 7 d'élévation, souvent très rapprochés", "qui, de loin, représentent le premier étage d'une tour" (5).

À la lumière de ces témoignages, il apparaît hasardeux de voir, dans ce type élaboré de pierrier parementé, autre chose qu'une innovation technique, un aménagement agricole surgissant dès le début du XVIIIe siècle et se généralisant dans la première moitié du XXe.

 

3. Construction de terrasses

En "terroir pendant", pour reprendre l'expression d'Olivier de Serres dans son Théâtre d'Agriculture (6), la construction du champ requiert une exploitation optimale des techniques de la maçonnerie à sec (7).

Et de fait, l'exemple de la Provence montre que le mouvement de mise en culture des versants aux XVIIIe et XIXe siècles a entraîné l'essor d'une catégorie spéciale de maçons à pierre sèche, les terrassiers ou "faiseurs de terrasses", spécialisés dans la construction des murs de soutènement de terrasses de culture.

C'est à ces spécialistes, appelés "muraillaires" ou "restancaires" en provençal, que l'on doit les innombrables "murailles" ou "restanques" (français local pour "restanca", au sens premier "retenue de terre") caractéristiques du paysage des collines provençales. J.-L. Massot (8) cite le cas d'une famille d'Ollioules, dans le Var, les Long, qui furent des faiseurs de murailles renommés dans la première partie du XIXe siècle.

Le recours à ces spécialistes s'avérait coûteux. De Villeneuve, dans sa Statistique du département des Bouches-du-Rhône, publiée dans les années 1820, mentionne qu'ils sont payés jusqu'à 2 et 3 F par jour (9). Il est vrai qu'il s'agissait d'un travail non seulement d'une grande technicité, mais surtout long et pénible. À défaut d'avoir les moyens de recourir à un spécialiste, il restait donc au propriétaire impécunieux à être son propre terrassier.

 

4. Prix et règlement

Dans la construction de murs, d'enclos ou de soutènements, le forfait semble avoir été la pratique la plus répandue, du moins si l'on se fonde sur des témoignages du XIXe et du XVIIIe siècles. Mais le paiement en nature est également attesté, en complément d'une rémunération en espèces.

4.1 Forfait

La nature des ouvrages, faisant intervenir une unité invariable – toise ou canne, mètre – susceptible d'être multipliée par un prix unitaire, se prêtait éminemment au forfait.

Un exemple de prix forfaitaire pour la construction d'un mur de soutènement au XIXe siècle, nous est donné par Adrienne Durand-Tullou (10): en 1816, un maçon d'Alzon, dans le Gard, s'était engagé à construire un soutènement de "9décimètres d'épaisseur, réduit en haut à 5 dm avec fondements nécessaires à sa solidité", moyennant le prix de 2 F la canne (le matériau utilisé devant être pris sur place). Avant lui, un autre maçon s'était arrêté après avoir bâti 18 cannes à 4 F l'une, trouvant le prix insuffisant. Comme il fallait s'y attendre, le maçon d'Alzon s'arrêta à son tour, ne pouvant continuer "une entreprise payable seulement après achèvement".

Pour le XVIIIe siècle, des indications très précises ont été trouvées par Daniel Thierry (11) dans un devis de 1749 relatif à des murailles à réparer, reconstruire ou construire dans des terrasses de culture à Saint-Vallier dans l'arrière-pays de Grasse (Comté de Nice) : une muraille de soutènement d'une canne de longueur pour sept pans de hauteur (soit 2 m sur 1,75 m) revenait à 24 sols; une muraille de trois pans de hauteur (soit 0,75 m) revenait à 10 sols la canne. Ici donc, le prix de la canne est fonction de la hauteur de muraille, ce qui est logique.

4.2 Paiement en nature

En dehors du forfait, le paiement en nature se pratiquait également ainsi que le montre l'exemple des faiseurs de champs de Freyssenet-en-Coiron évoqués plus haut, qui avaient eu droit à la première récolte de céréales produite par le nouveau champ.

 

5. Évolution des techniques

L'histoire de l'évolution des techniques de la maçonnerie sèche dans la confection des murs agricoles, reste à faire dans notre pays. Si quelques auteurs se sont attachés à décrire la structure de murs bien localisés, en revanche bien peu ont essayé de les dater avec précision.

En Grande-Bretagne, où les recherches et les études concernant la maçonnerie à sec sont plus avancées et poussées qu'en France, les spécialistes sont aujourd'hui en mesure de dater l'apparition de certains procédés et améliorations techniques. Faute de pouvoir parler de notre pays, nous nous tournerons donc vers les découvertes anglaises, lesquelles ne sont pas sans remettre en question l'idée si couramment admise de "techniques de la pierre sèche remontant à la plus haute antiquité".

Dans son remarquable ouvrage de synthèse, Dry Stone Walling, publié en 1977, Alan Brooks (12) nous apprend que les murs bâtis selon des normes strictes et identiques sur de grandes distances et attestant la même haute technicité, sont datables d'après 1750, lorsqu'interviennent les premières lois parlementaires sur les enclôtures. À l'origine de ces normes (boutisses parpaignes et pierres de couronnement à des places précises, fruit uniforme et hauteur fixe du mur), des géomètres patentés. L'auteur nous dit également que les boutisses parpaignes ne furent pas introduites avant le XVIIIe siècle, que le dressage des parements, bien que déjà connu à l'époque romaine, ne s'est à nouveau pratiqué qu'à partir du XVIIe siècle, que le système du "locked top" (couronnement clavé) fut inventé par un Ecossais en 1753 puis gagna toute l'Écosse et le nord de l'Angleterre. Si bon nombre d'innovations semblent donc devoir être attribuées indirectement au grand mouvement des enclôtures (1750-1820), quelques autres sont même postérieures, quasiment subactuelles. Ainsi, les pierres de couronnement taillées en demi-cercle et posées sur la tranche, fréquentes le long des routes du Yorkshire, seraient une mode de l'époque victorienne, d'il y a à peine 170 ans.

Il reste à espérer qu'en France, au lieu de se borner à parler des techniques prétendument "traditionnelles" ou immuables de la pierre sèche, on s'essaiera enfin à en faire l'histoire.

 

6. Les faiseurs de champs à l'étranger

Des homologues des "muraillaires" ou "restancaires" provençaux existaient à l'étranger.

Pierre Deffontaines, dans L'homme et sa maison, mentionne au passage les "bancaleiros" d'Espagne (13). Il s'agit de bâtisseurs de "bancals" ou banquettes de culture retenues par un mur de pierre sèche.

En pays valencien, existaient au XIXe siècle des "margenadors", spécialistes de la construction de "marges" ou murs de soutènement de terrasses. Ils opéraient en équipe ("colles de margenadors") et étaient sollicités pour réaliser les ouvrages les plus difficiles ou les plus grands ou pour donner un coup de main au paysan autoconstructeur (14).

Dans les Baléares, à Minorque, ainsi que le rapporte André Soutou (15), des ouvriers spécialisés, les "paredadors", ont bâti, au cours des Temps Modernes, les innombrables murs qui cloisonnent les moindres champs ou pâturages de l'île.

En Grande-Bretagne, ainsi que nous venons de le voir, le mouvement des enclôtures entre 1750 et 1820 favorisa l'apparition d'une catégorie professionnelle de "dry stone wallers". C'est à ces maçons, travaillant souvent en équipes, que l'on doit par exemple les murs à gabarit uniforme morcelant les anciens communaux dans la région des Pennines (16)

La liste, on s'en doute, n'est pas exhaustive.

 

7. Ultimes manifestations

La tradition constructive d'enclos, de soutènements et d'épierrements a suivi le même cours que celle de nos cabanes. Après la Grande Guerre, on ne note plus que quelques manifestations sporadiques, ainsi dans l'Yonne où leur caractère de survivance insolite leur a valu d'être signalées.

En 1935, un certain M. G., habitant Arcy-sur-Cure, construisait encore, à ce que nous apprend Pierre Poulain (17), un pierrier parementé que, quelques trente ans plus tard, un célèbre archéologue local décrivait – en toute bonne fois – comme une "tour à double rouleau avec rampe en spirale sur le rouleau externe" (18).

Toujours dans l'Yonne, en 1943, les habitants de la commune d'Asquins se virent infliger par l'occupant allemand une véritable corvée consistant en l'édification, sur les hauteurs dites de Pissevin, d'une enceinte avec tours-bastions et, à l'un des angles, une barbacane flanquée de deux tours rondes, devant servir de poste camouflé de DCA à l'armée ennemie. Les techniques de la pierre sèche furent, à cette occasion, remises en honneur par les villageois, dont les ancêtres construisaient des cabanes de vigne (19).

A l'étranger, un exemple remarquable de remise en œuvre, sur une grande échelle, des techniques de construction à sec, nous est donné par l'Angleterre des années 1930, où, dans le Yorkshire, pour résorber le chômage engendré par la Grande Dépression, on fit élargir les routes et reconstruire les murs qui les bordaient, par des travailleurs sans emploi (20).

NOTES

(1) Adrienne Durand-Tullou, Les constructions à pierre sèche des causses de Blandas et de Campestre (Gard), dans L'architecture vernaculaire rurale, t. IV, 1980, pp. 34-84, en part. p. 43.

(2) Cf. Georges Calvet, Documents pour une sociologie rurale historique, dans Annales de la Faculté des lettres et sciences humaines de Toulouse, t. III, fasc. 4, juillet 1967, pp. 85-108; également, Christian Lassure, Origines et formation des paysages lithiques du Lot : la part du XIXe siècle, dans Bulletin de la Société des études du Lot, t. XCVI, 1er fasc., janvier-mars 1975, pp. 11-14.

(3) Cf. Jacques Avias, Les "faiseurs de champs" du Coiron (aux XVIIIe et XIXe siècles), dans Revue de la Société des enfants et amis de Villeneuve-de-Berg, 56e année, n. s., 1996, No 52, pp. 37-41.

(4) Rétif de la Bretonne, La Vie de mon père, 1re éd. 1778, Neufchâtel, 2 vol., 152 et 139 p. Ed. d'usage publiée par G. Rouger, Paris, Garnier, 1970, LV-316 p. (surtout livre II, pp.70-75).

(5) J.-A. Delpon, Statistique du département du Lot, Paris, Bachelier, et Cahors, G. Richard, 1831, t. I, chap. XXI, pp. 315-316.

(6) Olivier De Serres, Le théâtre d'agriculture et le mesnage des champs, éd. Dardelet, Grenoble, 22e éd., 1973, t. I, en part. p. 4.

(7) Au sujet de des techniques, cf. Adrienne Durand-Tullou, op. cit., et Michel Rouvière, L'aménagement des terrasses agricoles dans la région de Vinezac (Ardèche), dans L'architecture rurale, t. III, 1979, pp. l17-149.

(8) Jean-Luc Massot, op. cit., pp. 269-270. Cet auteur mentionne aussi le terme de "emparedaire".

(9) De Villeneuve, Statistique du département des Bouches-du-Rhône, 1821-1829, t. IV, p. 356.

(10) Adrienne Durand-Tullou, op. cit., p. 43.

(11) Daniel Thiery, L'aménagement du milieu rural. Contribution à l'étude de la pierre sèche. 3 – Les terrasses de culture, dans L'architecture vernaculaire, t. XXII, 1998, pp. 13-19.

(12) Alan Brooks, Dry stone walling, British Trust for Conservation Volunteers Ltd, London, 1977, en part. p. 28.

(13) Pierre Deffontaines, L'homme et sa maison, Gallimard, 1972, en part. p. 49.

(14) Cf. Miguel Garcia Lison et Artur Zaragoza Catalan, L'architecture rurale en pierre sèche du pays valencien (première partie : 1/ les champs bâtis - 2/ l'obsession de l'eau) (traduction française : Michèle Laporte et Christian Lassure), dans L'architecture vernaculaire, t. XIII, 1989, pp. 57-80.

(15) André Soutou, Au royaume de la pierre sèche, dans Plein air Touring, 15 déc. 1977, pp. 25-28, en part. p. 28.

(16) Cf. Arthur Raistrick, Pennine Walls, Dalesman Publishing Co, Clapham, 1966, p. 11.

(17) Pierre Poulain, un belle couleuvre, la tour prétendument préhistorique d’Arcy-sur-Cure, dans L’écho d’Auxerre, No 55, février 1965, p. 25.

(18) René Louis, L’enceinte celtique des Magnindes commandait le site des Fontaines-Salées, dans Archéologia, No 2, janvier-février 1965, pp. 59-71, en part. p. 70.

(19) Sur cet épisode, cf. Christian Couronner, à "Pissevin", sur les hauteurs d’Asquins, le chateâu-fort de la "flack" devient vraiment ruines, dans L’Yonne Républicaine, Auxerre, 6 avril 1972; et aussi Paul Meunier, Chroniques du Pays de Vézelay, anecdotes asquinoises, éd. du Civry, Avalon, 1977, 160 p., en part, pp. 147-150.

(20) Cf. Margaret Brooks, Dry Stone Walls and Wall Building in West Yorkshire, Institute of Folk Life, Dept. of English, University of Leeds, unpublished dissertation, 1973, p. 20.


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27 juillet 2002 / Julyl 27th, 2002

Référence à citer / To be referenced as :

Christian Lassure
Les faiseurs de champs (Field Builders)
http://www.pierreseche.com/les_faiseurs_de_champs.htm
27 juillet 2002

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