L' « ORATOIRE » DE GALLARUS (COMTÉ DE KERRY, IRLANDE) :
Christian Lassure Article repris du tome XVIII, 1994, de la revue L'Architecture vernaculaire, pp. 45-47
En appelant « oratoires », dans son article de 1957 (1), les édifices rectangulaires en forme de nef renversée du site prétendument monastique de l'île de Skellig Michael, Françoise Henry, à l'instar de ses devanciers, faisait implicitement référence au célèbre « oratoire » de Gallarus sur la péninsule, voisine, de Dingle, édifice dans lequel les historiens de l'art irlandais voyaient alors le type le plus ancien d'église en pierre, la datant tantôt du VIe siècle, tantôt du VIIIe siècle, ou encore du VIIe siècle pour couper la poire en deux. Si les « oratoires » de Skellig Michael sont désignés comme tels, c'est parce qu'ils ressemblent morphologiquement à l'« oratoire » de Gallarus.
Hélas, le mythe de l'église en pierre la plus ancienne d'Irlande devait être battu en brèche en 1970 par l'archéologue Peter Harbison (2), lequel, constatant l'absence de preuves textuelles et archéologiques d'une datation aussi haute, ramenait la date de construction de l'oratoire au XIIe siècle sur la foi de certains détails stylistiques (le linteau plat de l'entrée, le fenestron en plein cintre du pignon est, un épi de faîtage sculpté).
Mais il nous semble que même cette date du XIIe siècle est encore trop haute et Peter Harbison trop pusillanime dans sa remise en question des affirmations infondées de ses prédécesseurs, alors même qu'il avait à sa disposition des indices pointant vers une date et une destination tout autres. Il cite en effet la lettre d'un certain Richard Pococke (3) qui visita l'« oratoire » en 1758, soit deux ans après l'« invention » de celui-ci par Charles Smith (celui-là même qui « inventa » Skellig Michael) (4) : « Près de cette bâtisse on voit une tombe dont la croix s'orne d'une tête et qu'on appelle la tombe du Géant; la tradition veut que Griffith More y ait été enterré, et comme [ce bâtiment] passait pour une chapelle, il est probable qu'elle fut construite par lui ou par sa famille sur leur lieu de sépulture » (p. 36).
Il est évidemment regrettable que Peter Harbison n'ait pas jugé bon de tenir compte de ce précieux témoignage (« nous pouvons écarter Pococke », écrit-il, p. 43) qui consigne la tradition orale en vigueur en 1758. « Je n'ai rien pu trouver sur ce Griffith More », déclare-t-il en note, p. 36. Il aurait pu pourtant faire remarquer qu'il s'agissait vraisemblablement d'un propriétaire ou d'un notable local de la fin du XVIIe siècle ou du début du XVIIIe siècle (compte tenu du fait qu'en règle générale la tradition orale ne remonte guère au-delà de deux ou trois générations) (5), assez riche pour faire bâtir pour lui-même et sa famille une chapelle funéraire privée !
À la lumière d'une telle destination et d'une date aussi rapprochée, on comprend que les « petites saignées exploratrices conduites par T. Fanning en novembre 1970 pour le compte du Ministère des travaux publics... n'aient livré aucune trouvaille ni trace de caractéristiques ou d'activités susceptibles d'éclairer la période de construction et l'usage de l'oratoire », ainsi que le signale en toute honnêteté Peter Harbison (pp. 57-58).
On comprend également que l'édifice soit d'une construction aussi parfaitement homogène, qu'il ne présente aucune modification, aucun remaniement de plan ou de forme : constatations qui plaident non pas pour un bâtiment multiséculaire, porteur d'une longue histoire, mais pour un édifice peu éloigné temporellement du moment de sa « découverte » par Charles Smith en 1756.
L'éventualité que l'« oratoire » de Gallarus soit tout simplement une chapelle funéraire privée du XVIIe siècle, éclaire d'un jour nouveau la morphologie et l'architecture de l'édifice. Avec pour seules ouvertures l'entrée à linteau droit dans le pignon ouest et le fenestron à couvrement cintré dans le pignon est, la bâtisse se conforme effectivement à la traditionnelle chapelle de cimetière. Désirant un bâtiment solide, indéformable et durable mais respectant la forme classique en bâtière de la chapelle funéraire, le concepteur a opté pour un certain nombre de solutions techniques originales mais efficaces :
- deux gouttereaux et deux pignons obliques et convergents, chacun d'un seul tenant, opposés deux à deux et jouant le rôle à la fois de murs porteurs et de voûtement, solution ingénieuse qui dénote une maîtrise des couvrements par encorbellements (6);
- taille des pierres sur toutes leurs faces de contact de façon qu'elles s'ajustent parfaitement aux autres pierres et qu'elles présentent des faces de parement lisses épousant la courbe de la paroi, solution qui n'est pas sans rappeler la maçonnerie à pierre sèche (même recherche de l'ajustement des pierres entre elles) mais s'en éloigne par le recours à la taille systématique;
- liaisonnement interne à l'aide d'un mortier de chaux en fines couches, comblement des petits creux des parements internes à l'aide du même mortier (7).
On devine que ces choix techniques ont dû s'avérer très onéreux pour le constructeur, en raison du volume de matériau à extraire de carrière et à véhiculer sur le site (8) et de la quantité de main-d'uvre nécessaire à la taille et à la mise en uvre du matériau. Mais le résultat est là, qui parle pour lui-même : un bâtiment d'une solidité à toute épreuve, à la plastique remarquable et au relent archaïque indéniable. On se prend à regretter que nulle trace de Griffith More, son commanditaire supposé, n'ait été retrouvée. Sans doute un supplément de recherche s'impose-t-il.
Mais il convient de ne pas se leurrer. Quand bien même Griffith More serait identifié, la force du mythe est si grande, son omniprésence est telle aujourd'hui que même sa réfutation dans un article de revue savante ne peut lui faire barrage. Le processus de mythification et de mystification commencé en 1756 avec Charles Smith est désormais parvenu à son terme, tant dans la littérature savante et touristique que sur le terrain lui-même. Un oratoire du VIIIe siècle, ou à la rigueur du XIIe siècle, parle davantage à l'imagination des touristes qu'une chapelle funéraire familiale du XVIIe siècle, si insolite soit-elle.
NOTES
(1) Françoise Henry, Early Monasteries, Beehive Huts, and Dry-stone Houses in the Neighbourhood of Caherciveen and Waterville (Co. Kerry), dans Proceedings of the Royal Irish Academy, vol. LVIII, No 3, February 1957, pp. 45-166, en part. pp. 121-126.
(2) Cf. Peter Harbison, How old is Gallarus oratory? A reappraisal of its role in early Irish architecture, dans Medieval Archeology, vol. XIV, 1970, pp. 34-59.
(3) Cf. P. O'Maidin, « Pococke's tour of south and south-west Ireland in 1758 », dans Journal of the Cork Historical and Archaeological Society, vol. LXIV, 1959, en part. lettre No 14.
(4) Charles Smith, The Antient and Present State of the County of Kerry, Dublin, 1756, pp. 113 et suivantes.
(5) Sur la valeur à accorder à la tradition orale, cf. notre article, Faut-il accorder encore quelque crédit à ce qu'il est convenu d'appeler la « tradition orale », dans L'Architecture vernaculaire, t. 16, 1992, pp. 3-4.
(6) Sur les couvrements en forme de carène renversée, à quatre encorbellements opposés deux à deux, cf. notre article « Les Cabanes » à Gordes (Vaucluse) : architecture et édification, dans L'Architecture vernaculaire rurale, supplément No 2, 1980, pp. 143-160. « La forme en carène renversée se rencontre sur des plans de base allongés (rectangle, trapèze rectangle). Elle repose sur le principe de deux longs murs (ou goutterots) rectilignes (..). qui sont symétriquement opposés par rapport à un axe médian de façon que la distance entre leurs bases respectives soit au moins égale à deux fois l'encorbellement maximal possible; entre les sommets des parois opposées, est laissé un vide de 50 à 70 cm que viennent couvrir une série de dalles jointives (...) formant plafond. Le même principe est adopté pour les petits côtés (ou pignons), formés eux aussi par deux encorbellements symétriques opposés. Ces quatre éléments opposés deux à deux se contrebutent mutuellement aux angles, renforçant ainsi la stabilité de l'ensemble. Ce type de structure mérite à juste titre le nom de voûte par encorbellements (au pluriel). Le traitement de la crête de l'édifice varie selon les cas : les dalles de couvrement peuvent être chargées (...) de plusieurs épaisseurs de pierres plates et d'une dernière assises de grandes dalles donnant un faîtage plat (...); ou bien, au contraire, les dalles de couvrement sont chargées de plusieurs épaisseurs décroissantes de pierres donnant à la crête un angle aigu. Au plan de la morphologie, la structure en carène peut se définir comme deux grands trapèzes isocèles, aux côtés convexes et à la face courbe, réunis à angle droit à leurs extrémités par deux petits triangles isocèles aux côtés convexes et à la face courbe. La courbe des faces extérieures des édifices a un profil qui varie, selon la plus ou moins grande hauteur de ceux-ci, entre une courbure convexe régulière tendant vers la verticale et une ligne quasi-brisée » (p. 148).
(7) Détails signalés par H. G. Leask dans Irish Churches and Monastic Buildings, vol. I, Dundalk, 1955, p. 22, et repris par Harbison, qui rapporte aussi la constatation faite par Dunraven, dans Notes on Irish Architecture, I, M. Stokes, 1875, d'« une substance blanchâtre dure dans les joints ».
(8) Charles Smith, op. cit., p. 191, précise que la pierre est du « grès brun provenant des falaises de la côte, qui se taille aisément et a une grande résistance ».
Pour imprimer, passer en format paysage © CERAV
Référence à citer : Christian Lassure
page d'accueil cabanes en pierre sèche de Skellig Michael sommaire mythes
|