LE MYTHE DES HAMEAUX DE PIERRE SÈCHE MÉDIÉVAUX The myth of the mediaeval dry stone hamlets of the Gordes plateau, Christian Lassure Des carènes « médiévales » ! Dans son ouvrage Pierre sèche en Provence (1), paru en 1985, Pierre Coste assène l’affirmation selon laquelle les cabanes en pierre sèche du plateau de Gordes sont des hameaux organisés qui se sont formés progressivement autour de carènes en pierre sèches remontant « au moins à la fin du Moyen Age » (autrement dit la fin du XVe siècle) : « La façon dont les cabanes s’accolent les unes aux autres, plusieurs exemples de maisons « de maçon » bien datables (XVIe, XVIIIe siècle) bâties contre des carènes plus anciennes, attestent que le type de maisons en carène remonte au moins à la fin du Moyen Age » (p. 30). Des « marginaux » bâtisseurs ! A cette première affirmation, il en ajoute une autre, à savoir que les hameaux de pierre sèche sont l’habitat permanent de pauvres et de marginaux : « Autant que l’ancienneté, ce qui est intéressant à Gordes, c’est la coexistence durable de deux types d’habitat : celui en pierres maçonnées du village et de certains hameaux sur les meilleurs chemins, et celui en pierre sèche des écarts et d’autres hameaux plus isolés. Dans ce deuxième habitat, on peut imaginer les plus pauvres, les plus en marge de la société. Et c’est dans ce processus de promotion sociale que des maisons de maçon viennent ici et là agrandir la vieille hutte de pierre sèche qui jusqu’alors abritait la famille » (p. 30). Des preuves qui se font attendre Quand l’auteur écrit « on peut imaginer », il a trouvé le mot juste : ce beau schéma qu’il élabore, n’est que le fruit de sa « folle du logis ». Ces affirmations, publiées il y a deux décennies, n’étaient alors assorties d’aucune des preuves archivistiques ou archéologiques qu’on est en droit d’attendre. En 2007, ces preuves se font toujours attendre. Pierre Coste est-il allé consulter, comme le ferait le premier historien venu, le cadastre moderne et le cadastre napoléonien pour connaître le nom des propriétaires successifs des lieux aux XIXe et XXe siècles et leur village d’origine ? S’est-il posé la question de savoir s’il s’agissait uniquement d’habitants de Gordes ou bien également de ce qu’on appelait des « forains », c’est-à-dire des habitants d’une autre commune qui avaient des terres sur le plateau de Gordes et qui, du fait de la distance, avaient besoin de granges pour remiser temporairement leurs outils et leurs récoltes ? Apparemment non. C’est bien plus facile d’évoquer « les plus pauvres, les plus en marge de la société » (p. 30), des « pauvres, pestiférés, vagabonds » (p. 12). Il ne manque plus que les scrofuleux. Pierre Coste parle de « maisons de maçon bien datables (XVIe, XVIIIe siècles) bâties contre des carènes plus anciennes », voyant en cela l’attestation que « le type de maisons en carène remonte au moins à la fin du Moyen Age » (p. 30). Mais où sont donc les documents archivistiques (prix-faits, actes de vente, testaments, etc.) permettant de faire remonter ces maisons tantôt au règne de François 1er tantôt à ceux de Louis XV et de Louis XVI ? Où sont les compoix-terriers où elles sont mentionnées ? Où sont les détails stylistiques propres à la Renaissance (qui ne soient pas des remplois) ? On peut toujours attendre. Une « maison de maçon » bien tardive La « maison de maçon » des Savournins Bas (à présent englobée dans la fabrique muséologique baptisée « village des bories ») n’a rien du XVIe siècle : l’arc segmentaire au linteau de l’entrée du rez-de-chaussée est caractéristique du XVIIIe siècle, et davantage de la fin que du début; l’encadrement de l’entrée du premier étage, depuis l’escalier extérieur, avec son linteau droit, est de ceux que l’on faisait au XIXe siècle (2).
Des carènes « durables » Si « le type de maisons en carène », pour reprendre la terminologie de l’auteur, « remonte au moins à la fin du Moyen Age », cela veut dire qu’il existe des carènes ayant six siècles d’existence, quasiment aussi vieilles que des cathédrales gothiques ! Et d’une longévité inouïe pour de la maçonnerie de pierre sans mortier. Ce qui est étonnant, c’est qu’aucune de ces carènes quasi-gothiques ne figure dans les ouvrages sur l’architecture civile gothique écrits par les spécialistes. Un oubli sans doute. « Des études plus poussées manquent » Dans la même page où Pierre Coste assène aux lecteurs ses affirmations infondées, il va jusqu’à écrire que « des études plus poussées manquent pour dater les structures de pierre sèche du plateau de Gordes ». Il faut croire qu’en 1986, il n’avait pas pris connaissance de nos investigations sur le « village des bories », conduites et publiées à la fin des années 1970 (3), alors même que nous l’avions rencontré à Mane en 1984 lorsqu’à l’invitation de Pierre Martel nous étions venu faire une conférence sur les cabanes en pierre sèche en France. Il est vrai que nos recherches n’abondaient pas dans le sens de sa thèse. Quid de l’histoire de la Provence rurale ? Une autre caractéristique de la thèse de M. Coste, c’est qu’à aucun moment elle ne fait référence à l’histoire connue de la Provence rurale aux Temps Modernes. Ainsi, les encouragements royaux à défricher du XVIIIe siècle sont mis sous le boisseau, alors même qu’il peut y avoir un rapport de cause à effet entre d’éventuels défrichements et la création de cabanes à partir des pierres extraites du sol défoncé. De cela, il n’est pipé mot. Les centaines de tonnes de pierres nécessaire à l’édification de chacune des grandes carènes du plateau de Gordes n’ont pas été accumulées patiemment au fil des siècles par de pauvres hères, elles ont été arrachées au sol en un laps de temps très court (selon un schéma qui a été établi pour d’autres régions) et avec des outils adéquats (comme la barre à mine), lorsque le plateau a pu être défriché et mis en culture. Une ferme multiséculaire au « noyau central médiéval » L’auteur a beau présenter les édifices en pierre sèche du lieu-dit La Haute Juverde comme étant « un ancien habitat permanent », « une ferme du plateau de Gordes » dont « le noyau central pourrait être médiéval » : il n’avance aucune des preuves scientifiques qui pourraient corroborer d’aussi exorbitantes affirmations (une chose est sûre, toutefois : le noyau est bien central).
Que cet ensemble soit « né des apports successifs de plusieurs générations » n’implique en rien qu’il soit multiséculaire. Les ajouts peuvent fort bien s’être faits en deux ou trois générations et en l’espace d’un siècle. Il n’en sait rien à dire vrai. Où sont les preuves archéologiques d’un cœur médiéval ? Où sont les tessons de poterie médiévaux ? Où sont les datations dendrochronologiques faites sur les poutres de bois des étages intérieurs ? Où sont les tombes de ces habitants qui se seraient succédés six siècles durant ? Enfin, si l’on peut concéder à M. Coste que l’on a affaire à un habitat, il faut reconnaître que rien ne permet de trancher entre le permanent et le saisonnier, entre le gordois et le forain. Le « processus de bourgeonnement, de juxtaposition de volumes de plus en plus spécialisés », ces « carènes qui s’emboîtent, s’épousent, dans un jeu de volumes courbes », comme il le dit avec tant d’affriolance, ne sont pas des preuves recevables pour l’historien. Et la pierre sèche pour ma soif Et puisqu’il est question d’un « habitat permanent » sur le plateau de Gordes, il y a un dernier point, et non des moindres, qui mérite d’être abordé, c’est celui, oh combien crucial, de l’eau. Car « à vivre dans une des œuvres les plus fortes de l’architecture de pierre sèche », pour reprendre une phrase bien sentie de l’auteur, on n’en a pas moins soif, quand bien même on serait « pauvre, pestiféré, vagabond ». Où sont les puits et les sources qui vont avec cet habitat, ou, à défaut, les aiguiers et les systèmes de récupération de l’eau de pluie (comme ceux de la commune de Saint-Saturnin-d’Apt) ? Au « village des bories », il y a bien un puits mais il est à quelque cent mètres du centre du prétendu « village », de petites dimensions, et, qui plus est, tari on ne sait depuis quand, ainsi que le reconnaît Pierre Viala lui-même (4). Et ce n’est pas le maigre aiguier figuré dans un schéma des « utilisations imbriquées du rocher » du rebord du vallon de la Sénancole qui changera les choses. Gageons qu’ici, comme pour le reste, on restera sur sa soif. Maison de maçon versus carène en pierre sèche Quant à l’opposition « maison de maçon » ≠ « carène en pierre sèche » envisagée par l’auteur, elle n’est peut-être qu’apparente. Qu’est ce qui prouve que ces grandes carènes à la plastique si remarquable et à l’architecture à la fois si sobre et si élaborée, n’ont pas été édifiées par des maçons ordinaires ou à pierre sèche et leurs équipes ? Il en faut du savoir-faire et des moyens matériels pour dresser quatre hauts encorbellements de grandes dalles aplanies en parement et imbriquées aux angles de la construction. Qu’est-ce qui dit qu’il n’y a pas eu de prix-faits passés entre leurs commanditaires et des maçons ? On n’a jamais cherché. Après Guy Barruol, cautionnant en 1981, dans une préface la présentation muséologique du « village des bories » (5), Pierre Coste est venu, en 1985, à la rescousse des visions de Pierre Viala mises à mal dans nos publications, mais si ses affirmations peuvent faire illusion auprès d’un public non averti, elles ne risquent pas de passer auprès des historiens et des archéologues peu amateurs de « mystérieux ». NOTES (1) Pierre Coste, Pierre sèche en Provence, Les Alpes de lumière, No 89-90, 1er et 2e trim. 1985, pp. 3-60. Ce titre est plutôt celui d’un manuel de construction. Sur le même modèle on pourrait fabriquer « Brique crue en Provence », « Pierre de taille en Provence », « Pisé banché en Provence », « Terre battue » en Provence », etc. (2) Cf. sur ce bâtiment, la description que nous en donnons sur le site www.pierreseche.com, à la page musees_de_plein_air.html, sous le titre « La « maison haute » du quartier des Savournins ou « village des bories » à Gordes (Vaucluse) : (3) Citons : (4) Pierre Viala, Le village des bories à Gordes dans le Vaucluse, Pierre Viala éditeur, Gordes, 1981 (6e édition), non paginé (24 p.), section intitulée « l’eau » : « Le puits le plus proche, de petites dimensions, aujourd’hui tari et inaccessible, est situé à quelque cent mètres du centre du village. À l’époque du peuplement, le régime des pluies était différent d’aujourd’hui; l’eau coulait dans les vallons d’alentour (où l’on rencontre des ruines de moulins) et elle pouvait être aussi recueillie dans des trous formant citernes rudimentaires; les brebis, les chèvres, les ânes et autres animaux domestiques étaient abreuvés dans ces fonds de vallon où l’on relève des réservoirs taillés dans le sol, et où des rochers semblent avoir servi de lavoirs ». (5) Pierre Viala, Le village des bories à Gordes dans le Vaucluse, 6e édition, 1981, préface de Guy Barruol, maître de recherche au CNRS. Citations tirées de la préface du livret – « ce souvenir provençal » – que son auteur nous avait envoyé à l’époque : « l’ensemble de Gordes est à n’en pas douter le plus (...) mystérieux dans ses origines », « ces constructions ont nécessité la mise en œuvre d’un volume considérable de pierres (...) recueillies sur place et souvent le fruit d’un épierrage millénaire », « On se trouve donc ici, à n’en pas douter, devant des établissements ruraux permanents », « Dans leur ensemble, les constructions en pierre sèche de Gordes, sur lesquelles les sources écrites sont muettes, paraissent médiévales et modernes, leur construction s’échelonnant, semble-t-il, du XIVe au XVIIIe, sinon même au XIXe siècle », etc. On se demande bien pourquoi le préfacier répète à tout bout de champ « à n’en pas douter »... Essayait-il de se persuader lui-même ? Il faut croire que oui puisque, quatre ans plus tard, en 1985, dans un article intitulé « Bories de Gordes » et publié dans le No 1 de la revue Lithiques, il changeait son fusil d'épaule : « Sans exclure que certaines cabanes puissent remonter à la fin du Moyen Age, et sous réserve d'une étude plus attentive des archives locales, il y a tout lieu de penser (...) que les constructions (....) datent de l'époque moderne (...), avec une probabilité plus grande pour les XVIIe-XVIIIe siècles. Ces deux siècles sont marqués, en Provence, par une augmentation sensible de la opulation (...), à laquelle correspond la nécessaire mise en valeur (...) de nouvelles terres sises aux marges des terroirs... Cette difficile conquête de nouveaux sols impliquait ici l'épierrage du plateau et son aménagement rationnel et progressif : c'est finalement à ce phénomène que l'on croit devoir ces ensembles » (p. 68). Que ne l'eût-il dit plus tôt. 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