UNE NOTION À MANIER AVEC PRÉCAUTION :
LES « STYLES LOCAUX » DE CABANES EN PIERRE SÈCHE

A notion to be taken with a pinch of salt: "local styles" in dry stone huts

Christian Lassure
agrégé de l'Université

Éditorial du tome XIX, 1995, de L'Architecture vernaculaire

"Ne nous lassons pas de rompre des lances

en faveur d'une exacte nomenclature"

Marc Bloch, 1942

Dans un Rapport sur les paysages de bocage lithique des garrigues bas languedociennes (1) commandité par la Mission du Paysage au Ministère de l'Environnement et rédigé par M. Claude Bouet, président de l'association Pierre sèche et patrimoine aubaisien, un développement a tout particulièrement retenu notre attention, celui concernant ce que l'auteur appelle "les styles locaux ou micro-régionaux" de cabanes en pierre sèche, à savoir les aires où, parmi la masse des édifices aux formes ingrates, se distinguent de "petits chefs d'œuvre d'architecture vernaculaire" relevant d'un même modèle.

Il y aurait ainsi six "styles" principaux :

- le "style" du bas Vivarais, du plateau des Gras et du nord du Gard, style caractérisé par une base cylindrique et une toiture conique ramassée couverte de grandes lauses, la rangée du bas débordant en larmier;

Cabane du bas Vivarais, à base cylindrique et toiture conique ramassée © Photo C. Lassure

- le "style" de l'Uzège, aux exemples remarquables par leur plan systématiquement circulaire et leur forme obusoïde;

Cabane "en bonnet" de l'Uzège © Photo C. lassure

- le "style" du Soubergues (ou Sommiérois-Vaunage), représenté par des édifices cubiques surmontés d'une tourelle pleine;

Villevieille (Gard) : capitelle à la base quadrangulaire surmontée d'une tourelle circulaire en retrait © Christian Lassure

- le "style" de Valmagne (garrigues héraultaises), caractérisé par des pyramides à degrés dont le dernier étage se termine en brève coupole;

- le "style" du Minervois (haut Languedoc), consistant en petites constructions en forme d'igloo grossier.

L'auteur applique également le qualificatif de "style" à un type fonctionnel de cabane de la garrigue nîmoise, à savoir la tine (qu'il baptise "capitelle-cuve" ou "capitelle-tine"), destinée à recueillir la vendange.

Tine gardoise © Photo CERAV

Si la diffusion d'édifices en pierre sèche bien typés morphologiquement à l'intérieur de certains périmètres est indéniable et corroborée par divers chercheurs (2), la formulation que lui applique M. Bouet nous semble devoir être maniée avec d'infinies précautions. En effet, le terme "style" est emprunté à la "grande" architecture qui s'est développée sur un millénaire et plus (style carolingien, style roman, style gothique, style Renaissance, style classique, etc.) et ce dans des contextes historiques et économiques successifs, alors que les cabanes de pierre sèche visibles actellement relèvent d'une "petite" architecture de production récente (XVIIe, XVIIIe mais surtout XIXe siècles), qui s'est répandue avec la conquête des terres marginales dans les terroirs villageois et l'accession à la propriété des couches les plus humbles de la population rurale. Les connotations historiques et, évidemment, "stylistiques" de l'expression "style architectural" en proscrivent donc l'emploi pour des constructions peu éloignées dans le temps les unes des autres et, qui plus est, "sans architecte".

Au-delà de la querelle de mots, il serait intéressant de trouver la ou les explications à l'existence de "modèles" très typés censés s'être diffusés dans des aires restreintes. Y a-t-il un seul et même bâtisseur derrière les diverses reproductions d'un modèle donné ? Y a-t-il eu phénomène d'émulation de la part de plusieurs bâtisseurs ? Les réponses à ces questions passent par des enquêtes minutieuses qui permettraient de remonter la filiation des différents propriétaires d'une cabane jusqu'à l'époque de sa création. Vaste programme et difficile enquête. Mais à y regarder de plus près, les prétendus "styles" des garrigues bas languedociennes existent-ils vraiment ?

Comme exemples du "style" du bas Vivarais et du nord du Gard, M. Bouet donne les photos d'une cabane de Largentière (Ardèche), publiée dans le tome 14 (1990) de L'Architecture vernaculaire, d'une cabane de Barjac (Gard), dont le relevé figure dans notre Essai d'analyse architecturale des édifices en pierre sèche (1978), et d'une cabane d'Orgnac-l'Aven, dont nous avons fait le relevé (non encore publié) en 1979.

Orgnac-l'Aven (Gard) : capitelle à corps cylindrique et à couvrement conique débordant en rive © Christian Lassure

Pour avoir fréquenté le sud de l'Ardèche et le nord du Gard, nous pouvons dire, sans état d'âme, que ces divers édifices sont en fait exceptionnels : dans le Gard septentrional, on trouve bien plus de cabanes en forme de cylindre aux parois curvilignes ou en forme d'ogive tronquée, tandis qu'en Ardèche méridionale dominent les édifices petits, ramassés, au plan à peine régulier, sans aucune toiture différenciée. Le "style" du sud de l'Ardèche et du nord du Gard tel qu'il est défini dans le rapport de la Mission du paysage n'est pas celui qu'on croit.

La Croix Blanche, Vinezac (Ardèche) : capitelle de forme ramassée © Michel Rouvière

En ce qui concerne le "style" de l'Uzège, M. Bouet lui attribue "un plan extérieur systématiquement circulaire" et une "forme obusoïde" : c'est faire abstraction des cabanes de plan carré et en forme de pyramide à quatre faces curvilignes qui se dressent à côté des circulaires et dont un exemple a été publié dans le tome 4 (1980) de la présente revue et un autre dans notre étude Eléments pour servir à la datation des constructions en pierre sèche (1985). Bien mieux, l'auteur affirme que le "style" de l'Uzège "remonte en majorité au 18ème siècle". Pourtant, une construction "obusoïde" publiée dans le tome 4 de notre revue porte un millésime du XIXe siècle (quoique les deux derniers chiffres n'aient pas pu être clairement identifiés), et une autre construction "obusoïde", publiée par M. Maurice Roustan en 1990, arbore le millésime 1818. Période de construction privilégiée qui est corroborée par les millésimes visibles sur les constructions à plan quadrangulaire citées ci-dessus : 1823-1825 et l811.

Cabane carrade de l'Uzège © Photo C. Lassure

A propos du "style" du Soubergues, M. Bouet nous dit que "la forme quadrangulaire (cubique surmontée d'une tourelle élancée et tronquée) l'emporte sur la cabane circulaire, obusoïde ou igloo". Il y aurait donc là, à proprement parler, non pas un "style" mais deux "styles", l'un dominant, l'autre moins représenté. Sont-ils contemporains l'un de l'autre ? Ont-ils toujours été présents dans les mêmes proportions qu'aujourd'hui ? Voilà des questions auxquelles nous aimerions voir apporter des réponses. La seule question soulevée dans le rapport, à juste titre d'ailleurs, est la destination de la tourelle pleine qui est comme posée sur le sommet plat des édifices : "pur esthétisme ou tourelle de guet (présence de pierres saillantes évoquant un escalier à vis)" ? L'auteur penche manifestement pour la première explication, voyant dans ces édifices "des notions architecturales et esthétiques développées que l'on imagine mal réunies chez le paysan ordinaire du 18ème siècle ou du 19ème siècle". Est-ce à dire que les bâtisseurs en sont des amateurs distingués ? Le rapport reste muet sur ce point.

La définition qui est donnée du "style" de Valmagne, à savoir celle d'une "pyramide à degrés dont le dernier étage se termine en brève coupole", ne cadre pas avec le dessin qui l'accompagne, emprunté à l'article d'André Cablat dans le tome 2 (1978) de L'Architecture rurale en pierre sèche, et représentant la cabane de Mas Audran sur la commune de Lacoste, édifice qui est certes à degrés mais de plan circulaire (et non quadrangulaire).

Nous ne dirons rien du "style" du Minervois sinon qu'il consiste dans le type même d'édifice – "constructions petites, en forme d'igloo grossier, à encorbellement sommaire, rencontrées dans les anciennes vignes de coteau" – que l'auteur relègue paradoxalement à une position subalterne dans d'autres zones et qu'il qualifie par ailleurs de "modèle classique, la plupart du temps à usage d'abri, construit par la main paysanne en un temps record et vierge de toute fantaisie architecturale".

Enfin, parler de "style" à propos des capitelles-cuves des anciens enclos plantés en vigne de la garrigue de Nîmes, relève de l'abus de langage : ces édicules, décrits jadis par Paul Marcellin et naguère par Maurice Roustan (3), ont leurs caractéristiques architecturales et leurs aménagements déterminés par leur destination première; il s'agit d'un type fonctionnel, faiblement représenté par rapport à d'autres types présents dans la garrigue nîmoise.

En conclusion, si, après d'autres auteurs, M. Bouet attire l'attention sur l'existence locale d'édifices ressortissant d'un même modèle, la description qu'il en fait est sommaire, voire incomplète, et la terminologie dont il use, pour le moins dévoyée. Il est vrai que dans ce dernier domaine, il n'y va pas de main morte. Ne prend-il pas une expression déjà ancienne – "paysages lithiques", popularisée par nous-même dans les années 1970 (4) –, pour la tranformer en "paysages de bocage lithique" ou "paysages bocagers construits", voire carrément en "bocages lithiques" ? Il se trouve que le terme "bocage", de même origine que le français "bois", anciennement "bosc", a des connotations de verdure à l'opposé de celles véhiculées par "lithique" (pierrailles, aridité, végétation rabougrie). Ne conviendrait-il pas mieux de garder tout simplement "paysages lithiques" (expression générique qui revient d'ailleurs en de nombreux points de l'ouvrage) ou encore, pour insister sur la structuration de ce paysage par l'homme, de "maillage", de "trame", de "réseau", d'"infrastructure" "lithique" ? Un "bocage lithique", au sens propre, ne saurait être qu'un damier de parcelles pierreuses clôturées par des haies verdoyantes. Pour qui connaît la garrigue, c'est loin d'être le cas.

NOTES

(1) Claude Bouet, Rapport sur les paysages de bocage lithique des garrigues bas languedociennes, Pierre sèche et patrimoine aubaisien - Ministère de l'environnement / Mission du paysage, novembre 1993, 48 p. + nombreuses planches et cartes hors texte.

(2) Comme exemple bien connu de type morphologique local de cabane en pierre sèche, citons la "nef gordoise", vaste bâtiment en forme de carène renversée omniprésent à l'ouest de Gordes en Vaucluse et dont la fonction est celle d'une grange polyvalente se prêtant à de multiples utilisations et réutilisations : habitation saisonnière, voire permanente, grange à paille, grenier à grain, étable, bergerie, magnanerie, resserre, etc. Il convient cependant de faire remarquer que quelques exemplaires sont visibles dans d'autres parties de ce département, ainsi que dans les Alpes-de-Haute-Provence où Pierre Martel en note quelques-uns sur les Monts de Lure. La concentration de ce type à Gordes doit pouvoir s'expliquer par la conjugaison du facteur géologique et lithographique et des nécessités agricoles locales aux XVIIe et XVIIIe siècles (cf. Christian Lassure, "Les Cabanes" à Gordes (Vaucluse) : architecture et édification, dans L'Architecture vernaculaire rurale, supplément No 2, 1980, pp. 143-160).

Nef gordoise © Photo C. Lassure

(3) Ce sont de petites constructions au plan extérieur en forme de "fer à cheval" (c'est-à-dire avec une façade plane et un tour arrondi en demi-cercle ou en demi-ellipse) et au plan intérieur en forme de "trou de serrure" (c'est-à-dire avec un petit vestibule d'entrée débouchant dans une cellule de 1,50 m à 2,00 m de diamètre). Une dalle posée de chant isole le vestibule de la cellule et transforme le fond de celle-ci en une cuve rudimentaire, rendue étanche par un mortier de terre glaise et de chaux grasse qui en tapit le fond et les parois sur 70 cm de haut. L'élévation du vestibule (deux encorbellements opposés), sa hauteur (de 1,80 m à 2,00 m) permettaient à un homme portant une charge de raisins ou d'olives sur l'épaule de la décharger dans la cuve. Le fond de la cuve, légèrement en pente, aboutit à un petit trou, le cuvon de vendange, qui permettait, à l'aide d'un petit récipient, de vider complètement le jus. Au-dessus de la cuve, s'élève une voûte de 2,00 à 3,00 m sous flèche, recélant dans ses parois une ou deux niches, à mi-hauteur. Chaque année, avant la récolte, la cuve était rebadigeonnée. Des exemples se rencontrent dans les enclos de pierre sèche de la garrigue de Nîmes et sur les communes voisines de Marguerittes et Caveirac (cf. Paul Marcelin, Mystérieuses capitelles ! Etude sur les capitelles de la garrigue nîmoise, dans Bulletin de la Société d'étude des sciences naturelles de Nîmes, t. 52, 1972, pp. 131-168, et surtout Maurice Roustan, Capitelles et pierres sèches de Nîmes et du Gard, l'auteur, 1990, n. p.).

(4) Cf. Christian et Jean-Michel Lassure, Les vestiges lithiques de l'ancien vignoble cadurcien. 1er volet : les murs, tas d'épierrement et abris en pierre sèche d'un ancien coteau vinifère, le pech "revayrol-Tissandié" [Lot], 1973, les auteurs, 89 p.; Christian Lassure, Origines et formation des paysages lithiques du Lot : la part du XIXe siècle, dans Bulletin de la Société des études littéraires, scientifiques et artistiques du Lot, t. 96, 1975, 1er fasc., janvier-mars, pp. 11-14, etc. En 1977, dans le premier tome de L'Architecture rurale en pierre sèche, nous écrivions : "Par cette expression ["vestiges lithiques"], il faut comprendre les murs, les tas d'épierrement et les cabanes susceptibles d'être rencontrés dans les régions où la pierre affleure".


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© CERAV

Référence à citer / To be referenced as :

Christian Lassure
Une notion à manier avec précaution : les « styles locaux » de cabanes en pierre sèche (A notion to be taken with a pinch of salt: "local styles" in dry stone huts)
http://www.pierreseche.com/mythes_styles.html
article repris de l'éditorial du tome XIX, 1995, de la revue L'Architecture vernaculaire

 

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