PLUS ÇA CHANGE, PLUS C'EST LA MÊME CHOSE, AND MORE OF THE SAME ILK

Christian Lassure

Parution initiale : Pierre sèche, La Lettre du CERAV, No 12, septembre 2000

Une bibliographie « pourrie »

Lorsqu'en 1975, à l'Institut d'art et d'archéologie à Paris, j'avais montré à mon professeur d'archéologie médiévale, M. Jean Chapelot, mes travaux sur les cabanes en pierre sèche du Lot, celui-ci s'était étonné de mon intérêt pour un domaine dont « la bibliographie », pour reprendre ses termes, « était pourrie ». Ce que voulait dire cet excellent spécialiste de l'architecture rurale médiévale, c'est que j'aurais mieux fait de fuir comme la peste un sujet d'étude où les écrits d'un Maurice Louis en Languedoc, d'un Maurice Busset en Auvergne, d'un Pierre Desaulle en Provence, pour n'en citer que quelques-uns, avaient à tel point obscurci la réalité historique et socio-économique des cabanes en pierre sèche qu'il fallait être téméraire, voire inconscient, pour vouloir essayer de dissiper les mortelles âneries propagées par ces prédécesseurs.

Vingt-cinq ans plus tard, et malgré mes efforts et ceux des collaborateurs à la présente revue pour asseoir sur des bases saines les recherches sur l'architecture de pierre sèche et rattacher celle-ci à l'histoire et à l'ethnologie des sociétés rurales post-médiévales, je suis tenté de croire que M. Chapelot avait, hélas, raison. Si dans diverses régions œuvrent des chercheurs patients, scrupuleux, dont le travail satisfait aux normes de la recherche scientifique, il n'en demeure pas moins que les constructions de pierre sèche continuent d'attirer à elles certains personnages à l'esprit fumeux, qui veulent jouer à bon compte les archéologues, et qui « pourrissent » non seulement la bibliographie mais la vie du chercheur sérieux.

Le style, c'est la cabane

Effectivement, comment ce dernier ne serait-il pas affligé de voir tel auteur diviser le Languedoc en micro-régions ayant chacune donné naissance à son « style » propre de cabanes de pierre sèche, alors même que l'observation directe montre la coexistence de plusieurs types morphologiques, avec des variantes à l'intérieur de chaque type ? Affligé certes, mais aussi secoué de rire lorsqu'il constate que la photo d'une des cabanes données comme caractéristiques du « style de Valmagne-Salagou » dans le département de l'Hérault, n'est autre qu'un édifice situé dans les Alpes-Maritimes, à Saint-Vallier-de-Thiey, au lieu dit Le Croutils exactement (1) !

Cuisines locales : borie à la caussenarde, borie à la nissarde …

De même, comment notre chercheur sérieux ne serait-il pas consterné lorsqu'il voit la « cuisine » terminologique à laquelle se livrent certains auteurs, prenant des libertés avec les habitudes locales anciennes.

Voilà que dans le causse corrézien l'on choisit de réserver l'appellation générique « abri en pierre sèche » à ce que les habitants appellent tzabâno, et de confiner arbitrairement la désignation « cabane de vigne » aux petits édifices utilisant des matériaux autres que la pierre sèche. Dans la même lancée, on va chercher chez les archéomanes du Périgord voisin le terme borie pour l'appliquer au seul abri de plan circulaire, à toiture conique couverte de lauses et à larmier débordant (2).

La consternation suscitée chez le chercheur sérieux redouble lorsqu'il s'aperçoit que, dans les Alpes-Maritimes, l'appellation vernaculaire ciabot a été mise sous le boisseau et habitude a été prise de réserver le terme borie à la désignation d'un édifice en pierre sèche à voûte d'encorbellement et le terme « cabane » à celle d'un édifice en pierre sèche « couvert autrement (sur poutres, en matière végétale, etc.) » (3), distinction qui, soit dit en passant, ne coïncide pas tout à fait avec la nouvelle norme corrézienne puisque la « cabane » nissarde est non pas strictement végétale ou en pierres liées par du mortier comme la caussenarde mais à mur périphérique en pierre sèche.

Le manque de concertation entre spécialistes corréziens et spécialistes niçois, joint à l'absence de débat et de consensus à l'échelle nationale, engendre, on le voit, un regrettable désordre terminologique.

Quant à la prétention de condenser dans le signifiant borie des signifiés tels que « cabane de pierre sèche à voûte d'encorbellement » ou « abri circulaire à toiture conique couverte en lauses », elle aboutit à l'opacité du signifiant pour le néophyte et va à l'encontre des habitudes de précision et de clarté de la langue française. Il faut bien reconnaître que borie est loin d'être directement appréhensible par tout un chacun.

Et de toute manière, employer le qualificatif de borie à propos des cabanes de pierre sèche, c'est les distancier un peu plus du monde rural qui les a vu naître et qui ne les a jamais appelées de la sorte. C'est aussi rendre hommage, de façon indirecte, aux auteurs fantaisistes qui ont propagé en même temps que ce terme tout un fatras d'absurdités sur ces constructions pendant plus d'un siècle.

Attention, chausse-trappes

Une nouvelle et inquiétante tendance, rencontrée chez certains chercheurs, qu'ils soient chevronnés ou novices d'ailleurs, est la manie d'attribuer systématiquement à des termes rencontrés dans des documents anciens le sens vernaculaire ou savant que les dits termes ont actuellement, sans tenir compte de l'inévitable évolution sémantique intervenue sur plusieurs siècles (4).

En terrain pendant ne mettras faisse systématiquement

L'exemple le plus remarquable est celui de faisse ou faïsse (en français local), popularisé ces vingt dernières années par toute une littérature dans le sens de « gradin de culture ». Sans prendre garde, certains en déduisent que ce mot, présent dans des documents d'archives du Moyen Age, de la Renaissance, etc., et aussi dans la toponymie, est l'indication que l'on a affaire à des terrasses de culture soutenues par un mur en pierre sèche. Et les voilà en train d'échafauder de grands mouvements d'édification de terrasses agricoles à diverses époques de ce dernier millénaire au gré des apparitions du mot faisse. Le hic, c'est que ces faisses des compoix et autres archives se rencontrent curieusement en terrain plat tout aussi bien qu'en terrain déclif. En fait, fidèle à son origine latine (cf. dans le Gaffiot, fascia, -ae, bande), faisse ne signifie rien d'autre que « bande de terre » et décrit une morphologie horizontale et non pas verticale (5).

Une nouvelle méthode historique : le recours à l'absurde

Toujours dans le même registre, une jeune médiéviste vellave, tombant sur la formule « quodam pariete medio » dans des terriers, actes de vente et reconnaissances du XVe siècle en Velay, en déduit que le mot paries, -ietis recouvre automatiquement un « muret en pierre sèche ». Et la voilà qui brosse une fresque de la campagne vellave d'après les grandes pestes du XIVe siècle en train de se couvrir de murets en pierre sèche (6). Certes, si l'on se reporte au bon vieux Gaffiot, on trouve effectivement le sens de « mur (de maison) » mais aussi, curieusement, l'acception de « clôture (en osier) », de « haie » (Ov. F., 6, 262; PLIN. 17, 62). Se pourrait-il que cette chercheuse ait pris pour des murs en pierre sèche de simples barrières basses faites de piquets de bois et d'un entrelacs de branchage ? Comme pour prévenir toute critique, l'auteur lance : « Comment sait-on que ces murets sont en pierre sèche ? Et bien, par l'absurde. Quand un mur est construit avec de la chaux, c'est un travail de maçon qui donne lieu à la rédaction d'un devis, un 'prix-fait'  ». Drôle de raisonnement, qui veut exclure la maçonnerie sèche de l'activité économique dans le Velay médiéval ! Et, que l'on sache, le recours à l'absurde ne fait pas partie des méthodes de la recherche historique. Seules des mentions plus explicites peuvent permettre de confirmer les dires de cet auteur (7).

Et la vilaine crota se mua en belle chibotte

Cuisiner les mots pour leur faire dire davantage qu'ils ne trahissent à première vue, c'est une chose. Mais les faire apparaître dans des documents où ils ne figurent pas, c'est plus qu'un excès d'imagination. Lors d'un récent colloque au Puy-en-Velay, le spécialiste des cabanes en pierre sèche locales déclara dans sa communication que des chibottes étaient portées sur un compoix de 1712 à Vals-près-le Puy. Prié en aparté de me confirmer la chose, il me répondit qu'il n'avait trouvé que le mot crota, ce qui n'est pas la même chose. On ne saurait confondre une cave à tubercules, semi-enterrée, et les chibottes dressant leur élégante silhouette dans le vallon de Vals (8).

Des archéologues de salon

Dernier point, mais non des moindres, dans cette litanie de plaintes, comment ne pas être attristé de constater que, régulièrement, de nouveaux venus à l'architecture de pierre sèche, au pire ne soupçonnent jamais, au mieux ne découvrent que tardivement l'existence d'une bibliographie abondante, variée, toujours renouvelée, et ce non seulement pour leur région d'élection mais aussi pour les autres parties du pays où les constructions en pierre sèche sont présentes. Croyant faire œuvre d' « inventeur » de vestiges prétendument oubliés par l'archéologie officielle et qui n'attendaient que leur arrivée, ces nouveaux venus jouent à bon compte les archéologues ou les historiens de terroir. Ainsi ce « découvreur » des cabanes d'Aix et de Salon-de-Provence qui, muni du bien commode « rapport diamètre / hauteur intérieure » qu'il a trouvé chez Desaulle ou, à défaut de ce pseudo-critère, armé de son « intuition », date les « bories » rencontrées en exploitant toute la fourchette allant du XVe au XIXe siècle (9).

Cyber-cabanes

Aucun chercheur aujourd'hui ne peut dire qu'il n'avait pas les moyens de connaître l'existence du vaste corpus de publications sur l'architecture de pierre sèche qui s'est constitué depuis trois décennies sous l'égide du CERAV. Une « bibliographie chronologique de l'architecture en pierre sèche de la France » est désormais disponible, avec toutes les références dont le néophyte a besoin pour ne pas tomber dans les sempiternelles ornières.

Bien mieux, le CERAV a créé sur l'Internet un site consacré à la « pierre sèche », mettant à la disposition de l'internaute une matière abondante et gratuite. D'autres sites, comme « Patrimoine de pierre sèche » de Gilles Fichou ou « Pierre-Sèche » de Jean-Marc Caron et Pascal Fournigaut, constituent aux aussi un passage obligé (10). Mais cela sera-t-il suffisant ?

NOTES

(1) Il s'agit de la cabane publiée à la page 55 du tome XXIII de L'Architecture vernaculaire. On la retrouve à la page 178 du rapport « Le système 'pierre sèche' : les bocages lithiques des garrigues du bas Languedoc », affublée de la légende « Congénies (30) - Cabane à deux degrés - Couverture conique encorbellée » !

(2) Cf. Dominique Lestani, Chabanas. Abris en pierres sèches du causse corrézien, projet d'action éducative réalisé au collège Anna de Noailles à Larche (Corrèze), 1995, VI p. + 174 p., et notre compte rendu dans L'Architecture vernaculaire, t. XVIII, 1994, pp. 77-78.

(3) Cf. Denis Allemand, Jean Laffitte et Catherine Ungar, Cabanes voûtées en pierre sèche dans les Alpes-Maritimes, 1 – Répartition, dans L'Architecture vernaculaire, t. 22, 1998, pp. 33-40, et notre mise au point, Ciabot ou bori, dans Pierre Sèche, La Lettre du CERAV, No 11, 1999, pp. 9-10. Il n'est pas inutile de rappeler que jamais les anciens n'ont opéré de distinction terminologique à partir de la technique de couvrement d'un abri rural temporaire, en affectant une désignation spécifique à la cabane à voûte encorbellée, une autre à la cabane à voûte clavée, une autre encore à la cabane couverte d'un pan de grande dalles, et ainsi de suite. Faut-il être surpris, dans ces conditions, si par exemple le cadastre napoléonien de Saint-Vallier-de-Thiey dans les Alpes-Maritimes désigne par le même nom – bastidon – la construction en pierre sèche, qu'elle soit à voûte d'encorbellement ou à toit de tuiles ?

(4) Un exemple d'évolution sémantique tout à fait remarquable et qui devrait inciter tout un chacun à la prudence, est celui fourni par le mot cadole qui désigne aujourd'hui, en Saône-et-Loire, la cabane tout en pierre sèche des vignerons des XVIIIe-XIXe siècles. Ce que l'on sait moins, c'est que cadole, historiquement, n'a pas toujours été associé à l'emploi de la pierre. C'est ce que révèle la lecture du livre de Michel Bouillot, Les cadoles en Bourgogne du Sud, paru en 1999. On y apprend que ce terme s'appliquait également à la cabine en planches, d'abord fixe puis amovible, des bateaux servant au transport fluviatile sur la Saône et le canal du Charolais aux mêmes époques, avant l'apparition des flûtes de Bourgogne puis des péniches du Nord et du Centre. Par métonymie, le nom de cadole en était venu à désigner l'embarcation elle-même, vaste barque de 20 à 40 m de long, affectée au hâlage des matériaux lourds comme la houille. Ces cadoles fluviatiles étaient visibles dans les bassins portuaires de Montceau, Chalon et Digoin.

(5) Cf. l'excellente mise au point de Michel Rouvière, À propos de faysse et escayre : l'indispensable « remise à plat » terminologique, dans L'architecture vernaculaire, t. 24 (2000). Notre collaborateur démontre également que l'expression faisant escayre renvoie non pas à un gradin (vertical) mais à l'angle droit rentrant (horizontal) d'une parcelle.

(6) Laetitia Bourgeois-Cornu, Quand le devès se couvrait de murets, 1400-1500, dans Actes du colloque 2000, 3-4juin 2000, Le Puy-en-Velay/Vals-près-le-Puy, Fédération méridionale de la pierre sèche, Le Puy-en-Velay, 2000, n. p.

(7) Emportée par son élan, l'auteur ajoute que « ce qui (…) renforce l'idée que ces murets ne sont pas des clôtures », c'est qu' « On voit à plusieurs reprises des vaches sauter par dessus les murets et les vaches ne sont pas (…) des championnes de saut de haies ». Effectivement, si une vache peut sauter un petit muret bas, elle ne cherchera pas à faire de même avec une haie d'arbustes mais par contre elle peut sauter par dessus une barrière de deux piquets et trois entrelacs de branches. Sans aller plus avant dans des considérations saugrenues, on peut quand même s'étonner que des mentions comme l'adjectif latin lapidis (en pierre) ou l'expression occitane de peyra seca n'aient pas été rencontrées par l'auteur alors que dans le haut Quercy de la fin du XVe siècle elles apparaissent dans des actes notariés, en rapport avec un habitat rudimentaire. Cf. notre étude, L'architecture rurale en pierre sèche dans le Quercy médiéval : l'apport des archives, dans Bulletin de la Société des études du Lot, t. XCVI, 2e fasc. 1975, avril-juin, pp. 40-48.

(8) Pour savoir ce qu'il en est exactement des chibottes, cf. notre étude Les cabanes en pierre sèche de l'ancien vignoble du Puy-en-Velay (Haute-Loire), dans Sur l'architecture de pierre sèche en France et en Europe / On Dry Stone Architecture in France and Europe, extraits du site Internet du CERAV / Excerpts from CERAV's Internet Site, Paris, 2000, pp. 16-24.

(9) Louis Mille, Les bories des terroirs d'Aix et Salon-de-Provence, l'auteur, Pélissanne, 1993, 28 p. Compte rendu dans L'architecture vernaculaire, t. XXII, 1998, p. 28.

(10) Adresses de ces sites :

- le site du CERAV : http://perso.libertysurf.fr/pierreseche

- le site de l'Association Pierre d'Iris : http://www.pierreseche.net

- le site sur les cabanes du Périgord : http://perso.libertysurf.fr/CaronJeanMarc


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Référence à citer / To be referenced as :

Christian Lassure
Plus ça change, plus c'est la même chose, and more of the same ilk
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Parution initiale : Pierre sèche, La Lettre du CERAV, No 12, septembre 2000

 

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