UN MYTHE ENCORE À L'UVRE : LES « ERMITAGES » CELTIQUES DU « TEMPS DES SAINTS » A still prevailing myth: the Celtic 'hermitages' of the "days of the saints''
Christian Lassure 1re parution : éditorial du tome 18, 1994, de L'Architecture vernaculaire
Depuis la naissance de la présente revue en 1977, l'auteur de ces lignes, mettant à profit sa formation d'archélogue, s'est efforcé de réfuter un certain nombre d'interprétations communément admises concernant les témoins d'architecture vernaculaire en montrant qu'elles étaient infondées aux plans des textes et de l'archéologie. Dans le domaine de la datation des petits édifices ruraux en pierre sèche, il a fait un sort à la fable de la cabane antique ou médiévale à voûte d'encorbellement sous ses multiples avatars géographiques, en France comme à l'étranger : « bories » celtiques, « capitelles » néolithiques, « chibottes » gallo-grecques, « orris » des grandes abbayes médiévales de l'Aude, cabanes « bibliques » des paysans palestiniens de Cisjordanie, etc. D'autres chercheurs ont joint leur voix à la sienne pour dénoncer en particulier le vieillissement outrancier des parcellaires en pierres sèches, ainsi Pierre Haasé en Bourgogne, Patrick Monarchi et Michel Rouvière en Vivarais. Dans le domaine des techniques de construction, il a montré l'inanité du concept de « toit de lauses en tas-de-charge » sans fermes de charpente, mis à mal l'hypothèse d'une voûte d'encorbellement sur les cabanes rondes du site chalcolithique de Boussargues dans l'Hérault, proposé des explications rationnelles à la fausse énigme des pierres saillantes dans les maçonneries rustiques, etc. Dans les domaines de l'histoire et de la géographie de la maison rurale, il a démontré l'appartenance de certaines maisons rurales dites « de type lorrain » ou « de type basque » au type supra-national de la maison à nef et bas-côtés, dénoncé la sempiternelle trinité de la « maison paysanne », la « maison de pays » et la « maison traditionnelle », véhiculée par une certaine presse immobilière, etc. Autant de fables qui avaient acquis droit de cité grâce à l'absence de réaction des milieux scientifiques professionnels figés dans leur conformisme ou le refus de la polémique, à l'éclipse du sens critique et à l'ignorance des méthodes historiques chez certains chercheurs. Il faut cependant savoir que ces « mythes » ainsi que l'auteur de ces lignes les a souvent appelés sont l'objet d'une création continue depuis le XIXe siècle, voire depuis plus longtemps, et que le moule dans lequel ils sont fabriqués n'est pas près d'être brisé. À preuve la redoutable mystification opérée avec les châteaux prétendument « cathares » dans les départements de l'Ariège et de l'Aude, où d'imposantes forteresses en pierre, érigées à la frontière avec l'Espagne par les rois de France à la suite de l'annexion du Languedoc au Royaume (et donc postérieures à la croisade contre les Albigeois dans la 1re moitié du XIIIe siècle), sont présentées aux visiteurs comme étant les places-fortes du catharisme. « Citadelles du vertige », sans doute, mais celui de la raison, quand on sait qu'au début du XIIIe siècle Montségur n'était qu'un maigre donjon entouré d'un village et protégé par une chemise de pierres sèches et de palissades. Et voilà les châteaux « royaux » transformés par une pirouette en châteaux « cathares » ! Un comble !
Autre mythe encore à l'uvre, celui des « ermitages » de saints bretons des VIe-VIIe siècles, miraculeusement parvenus jusqu'à nous sous la forme de substructions en dur, voire de bâtiments encore debout, alors qu'aucune preuve archéologique ne permet d'attribuer ces vestiges aux prêtres et moines chassés de Cornouailles, du Pays de Galles et d'Irlande il y a 14 ou 15 siècles. Le dernier avatar de ce mythe est l'« ermitage » de saint Hervé en Lanrivoaré dans le Finistère, simple cave agricole semi-enterrée dont l'ultime consécration remonte à un article mystique publié par la revue Archéologia en 1976. Le présent tome de notre Revue s'efforce, grâce à l'étude des archives effectuée par Jean Le Gall, de faire la lumière sur ce pseudo-ermitage dont les caractéristiques architecturales ont été clarifiées dans le tome précédent. Les autres « ermitages » attendent une véritable investigation scientifique qui les dépouille enfin de leur habillage idéologique : - l'« ermitage » de saint Maudez (VIe siècle) dans l'Ile de Saint-Maudez à l'ouest de l'Ile de Bréhat, dans les ex-Côtes-du-Nord, « inventé » par L.-A. de la Borderie à la fin du XIXe siècle et qui n'est autre qu'un ancien fanal de l'époque de Vauban au large de l'embouchure du Trieux (d'où son nom local de « Forn Maudez », four Maudez) ; - le « monastère » de saint Budoc (VIe siècle) dans l'Ile Lavret à l'est de l'Ile de Bréhat, du même « inventeur », avec ses huit « cellules » présumées ; - le « monastère » de l'Ile Verte (Ve-VIe siècles) à l'ouest de l'Ile de Bréhat, de même paternité, avec ses quatorze « cellules » présumées ; - l'« ermitage » de saint Hermeland (VIIe siècle) sur l'ancienne île d'Indret dans le lit de la Loire, à 10 km en aval de Nantes, corps de garde avec plateforme d'artillerie bâtie à l'époque de Louis XIV et ayant encore servi en 1793 et 1815 avant d'être habillé d'un placage de gros blocs de pierre « dans le style carolingien » en 1863.
Pour mieux asseoir l'authenticité de ces vestiges du « temps des saints » bretons, leurs défenseurs ne manquent pas de faire référence à des sites et des vestiges des premiers temps de la Chrétienté irlandaise, dûment estampillés par des historiens de l'art (à défaut de l'être par l'archéologie), en particulier les cabanes à voûte en pierre sèche de l'île de Skellig Michael au large du Comté de Kerry, « inventées » dès 1756 par Charles Smith qui y voyait les « cellules » et les « oratoires » des moines de l'abbaye abandonnée au XIIe siècle, alors qu'un certain nombre d'indices les désignent comme étant une restitution architecturale post-médiévale du monastère primitif à l'intention des pélérins et qu'elles ont servi très prosaïquement de casemates à poudre lors de la construction d'un phare au début du XIXe siècle. Autre comparaison traditionnelle, celle établie avec l'« oratoire » de Gallarus sur la péninsule de Dingle dans le Kerry, bâtisse « inventée » par le même Charles Smith et attribuée par les historiens de l'art religieux qui au VIe siècle, qui au VIIe siècle, qui encore au VIIIe siècle, voire à l'architecture romane du XIIe siècle, alors que la tradition locale au milieu du XVIIIe siècle la désignait comme étant la chapelle funéraire privée d'un certain Griffith More ! C'est à un véritable « déboulonnage » de ces deux sites mystiques irlandais qu'est convié le lecteur du présent tome. Désormais, la référence aux vestiges irlandais du monachisme celtique ne pourra même plus être évoquée...
Ne nous faisons cependant pas d'illusions sur les effets positifs à attendre des réfutations et remises en question, qu'elles viennent de la présente revue ou d'autres parties. Les bâtiments victimes d'une attribution erronée de paternité font souvent l'objet d'une exploitation touristique. Ils figurent dans les guides de voyage et sur les cartes officielles ; ils sont pris en charge par des administrations publiques, des municipalités, des associations, des personnes privées qui s'emploient à les mettre en valeur, les entretenir et les faire fructifier. Un exemple significatif en est le pseudo « Village des Bories » à Gordes dans le Vaucluse, arpenté par des dizaines de milliers de visiteurs qui ignorent qu'ils foulent en fait le quartier des Savournins, écart du seul et véritable village qui est Gordes, et qu'ils voient des « cabanes », nom que les Gordois de souche donnaient encore aux bâtisses en pierre sèche en 1977 (« Je ne comprends pas pourquoi les gens de Saint-Germain-des-Prés qui ont des maisons chez nous appellent ces constructions 'bories' : dans le pays, nous les avons toujours appelées 'cabanes' », disait le secrétaire de mairie de l'époque).
De même, si le pseudo-ermitage de saint Hermeland à Indret en Loire-Atlantique n'a pas été retenu en 1982 en vue d'une inscription à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques (les experts ayant conclu au caractère subactuel de l'intérieur – XIXe siècle, à un gros uvre relativement récent – 300 ou 400 ans, et à un manque total d'intérêt archéologique), il n'en demeure pas moins présenté aux visiteurs comme « ermitage ». Du moins, par ce fait même, cette curieuse fabrique mystique est-elle protégée de la destruction. C'est dire que les mythes ont la vie dure. Les croit-on terrassés qu'ils survivent malgré tout, redressant la tête quelques décennies plus tard. L'actualité nous en fournit un exemple avec l'assimilation des vestiges lithiques d'origine viticole parsemant le plateau des Côtes de Clermont dans le Puy-de-Dôme, à des travaux défensifs des Gaulois contre César à Gergovie, interprétation propagée dans les années 1930 par Maurice Busset, conservateur du musée des beaux-arts de Clermont-Ferrand, reprise dans les années 1970 par le fouilleur Paul Eychart et à nouveau aujourd'hui par diverses associations désireuses d'expulser l'exploitant d'une carrière de basalte qui grignote ce qu'elles croient être les ruines authentiques de Gergovie. Suprême argument : l'effet que l'aménagement du site aurait sur l'image touristique et culturelle de Clermont-Ferrand et de sa région ! Seule une action énergique, menée sur la longue durée, pourrait faire barrage aux « mythes » et à leurs pourvoyeurs : articles de réfutation dans les bulletins de sociétés savantes certes, mais aussi articles dans la presse régionale, interventions écrites auprès des administrations et des municipalités, appels aux chercheurs professionnels pour qu'ils sortent de leur réserve et dénoncent haut et fort les falsifications. Rêvons...
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