RÉFLEXIONS SUR L’AMÉNAGEMENT DES ANCIENNES TERRASSES DE CULTURE PRÈS DE NONZA (CAP CORSE) REFLECTIONS ON THE ARRANGEMENT OF OLD CULTIVATION TERRACES NEAR NONZA, CAP CORSE Jean-Pierre Guillet
II - GARDENER'S SHEDS, FLIGHTS OF STEPS AND OTHER STRUCTURES Ce qui frappe le visiteur des terrasses de Nonza, au moins lors de sa première venue, est la profusion de murs en pierre sèche. Ils sont presque partout présents, petits ou grands, y compris sur des pentes abruptes et on se sent pris de vertige en tâchant d’évaluer la somme de travail que leur érection a nécessité. La figure 1, qui est un extrait d’une photo aérienne de l’IGN datant de 1958, époque à laquelle elles n’étaient pas trop recouvertes par la végétation, donne une idée de cette masse d’ouvrages. Par instants, face à cette démesure, on peut se croire transporté dans la célèbre bande dessinée LA TOUR de Schuiten et Peeters.
Des constructions à finalité d’abri – que ce soit des agriculteurs ou des récoltes –, le grand public connaît surtout ces robustes maisonnettes entièrement en pierre sèche appelées souvent mais à tort « bergeries » (leur nom corse est pagliaghji, qu’on peut traduire par « paillers ») et dont on voit une photo en figure 2. Mais il en existe de plus simples.
Les structures les plus économiques en efforts et en temps, autant de construction que de maintenance, étaient bien entendu celles naturellement disponibles, les abris sous roche ou les grottes plus profondes. Le Cap Corse, avec ses schistes métamorphiques de dureté variable se prête bien aux sculptures de l’érosion hydraulique et surtout éolienne. Il en résulte des surfaces de rochers semées de cavités allant de simples cupules de peu de centimètres de diamètre jusqu’à des renfoncements larges de plusieurs mètres, fractals à souhait. On les appelle des tafoni.
Parmi divers exemples d’utilisation de ces évidements figure, dans la commune voisine d’Olmetta di Capocorsu, la Grotta Scritta, en fait un abri sous roche peu profond décoré, durant la protohistoire, de motifs à l’ocre très semblables aux décors rupestres paléolithiques du Continent. Autre exemple : tout près de Nonza, sur le flanc d’un petit vallon bordant le sud du village, des tafoni furent utilisés autrefois comme sépultures en refermant les cavités avec des murs en pierre sèche ou, pour les familles plus aisées, cimentées comme dans la Grotta (figure 3, repère B en majuscule verte sur le plan 17) qui servit jadis de tombeau à la famille D’Angelis. Il est même très vraisemblable que certains ont été jadis aménagés en habitats permanents mais je n’en connais pas d’exemple.
Plus simplement, ces sommaires locaux pouvaient devenir des abris de jardin. Outre les économies faites sur la construction, on évitait d’empiéter sur de précieux mètres carrés de terre cultivable. Il a dû y avoir une période où, les aires de mise en valeur facile ayant été toutes occupées, il a fallu aménager les pentes plus raides telles que celles de Cane Mortu ou du chemin du Couvent. Les largeurs des terrasses – et donc leurs surfaces – ont diminué en conséquence alors que les hauteurs des murs de soutènement augmentaient. Il ne fallait guère réfléchir pour comprendre que le coût en travail préalable du mètre carré de terre arable en faisait autant et donc qu’on avait intérêt à ne pas le gaspiller. Utiliser les surplombs rocheux et les tafoni était la solution la plus simple. Un exemple très représentatif est visible dans le bas du village, juste en dessous de la maison ancienne appelée « l’Ospedale » (repère C sur le plan). La figure 4 en montre l’entrée vue depuis le chemin qui descend vers le fond du vallon. La figure 5 en est un plan sommaire. La voûte de rocher qui la coiffe a sensiblement la forme d’une grande (très grande) coquille d’huitre retournée. De ce fait, la surface au sol – d’environ 18 m2 – ne permet de se tenir debout que sur une faible zone où on a droit à 1,90 m de hauteur libre. De plus, le « plancher » est en pente descendante de la droite vers la gauche.
Cette cavité a pourtant revêtu une certaine importance pour ses utilisateurs puisque plus de la moitié de l’ouverture, côté est, a été soigneusement close par un mur en pierre sèche de bonne facture qu’on voit sur la photo 4. Depuis quelques décennies et avec l’abandon des terrasses voisines qu’elle devait desservir, elle ne sert plus que de dépotoir aux autochtones comme aux touristes. Il n’y reste pas de trace d’aménagement soit en pierre (banquette), soit en bois, qui permettrait de déduire son utilisation majeure. Peut-être serait-il intéressant de procéder à une fouille du sol, à condition de se munir d’un casque de chantier, de gants capables de résister aux abondants tessons de verre et d’un mètre carré de forte moquette, obligé qu’on serait de travailler à genoux…
Viennent ensuite les abris construits, mais encore plus avec le soin de ne pas mordre sur les surfaces utiles. C’est le cas de celui présenté dans les figures 6 et 7 et repéré sur le plan en D. La vue de l’intérieur révèle un fond probablement adossé à un rocher (en bas, à droite), le reste étant édifié en pierre sèche. La photo 7 est plus intéressante. Elle montre que l’abri est implanté sous un passage assez large – de l’ordre de 2,5 m – desservant des terrasses inférieures. Les modestes dimensions intérieures de l’ouvrage – environ 1,5 m en hauteur, largeur et profondeur – ne le destinaient pas à une fonction d’entrepôt mais simplement de resserre à outils et d’abri par mauvais temps ou durant les heures chaudes. Il semble bien qu’ait été saisie ici l’opportunité de réaliser une double économie en utilisant un fond rocheux à la fois pour construire l’abri et faire passer le chemin.
L’économie suscitée est encore plus flagrante quand on considère les deux abris édifiés dans une terrasse surplombant la route au lieu-dit Cane Mortu, près du réservoir N° 30 qui va se trouver encore cité plus bas. Ils figurent sur les photos des figures 8 et 9 et se situent en E sur le plan. Ils ont été ménagés dans le mur dominant – haut de trois mètres – de la même terrasse. Alors que le premier possède un plafond constitué de longues dalles épaisses posées côte à côte, le second se clôt sur une voûte. Détail peu courant, ce dernier est équipé d’un banc en pièces de bois grossièrement équarries qui induisent un usage très probable en abri de repos durant les heures de forte chaleur.
Il ne fait guère de doute que ce choix d’aménager dans un mur répond au souci
déjà évoqué de ne pas empiéter sur la surface cultivable. Si le propriétaire
avait opté pour une construction classique avec le même petit volume abrité, une
épaisseur très raisonnable de 50 cm pour les trois murs (le soutènement dominant
étant le quatrième) conduirait à un empiétement d’environ 3 m2 par
abri. Or, sur une telle aire, on peut faire pousser – des légumes à la vigne –
bien des végétaux utiles. Cette hypothèse est confortée par l’existence d’autres
constructions de ce type : la figure 10 en montre une située non loin de
l’ancien petit port de Nonza, au lieu-dit La Marina (en F sur le plan). Par
ailleurs mon ami et complice Jean-Sylvestre Nugues, grand connaisseur du village
et de ses alentours, m’a dit en connaître d’autres.
La solution, guère plus sécurisante par ailleurs, est celle illustrée en 12 et rencontrée en de nombreux endroits. Elle consiste à inclure dans le mur en pierre sèche, lors de sa construction, d’épaisses lames de schiste en ne rognant ni sur la surface supérieure ni sur l’inférieure. On en trouvera une variante sophistiquée en 13. Elle a conduit à greffer un tel escalier sur les parois du réservoir N° 30 avec une ultime élégance : il contourne le coin sud-est du réservoir grâce à une belle lauze judicieusement choisie et fixée !
Un avant dernier recours à cette technique figure en 14. Je l’ai déniché dans le lieu-dit Navaghjella, un peu au nord de la limite du plan de la figure 17. J’avais d’abord cru à un canal suspendu. La totale absence de lames latérales ainsi que de traces de ciment d’étanchéité m’a détrompé. Il s’agissait en fait d’une rampe d’accès conduisant du chemin (à droite de l’image) à une parcelle enclavée sur la gauche. Le répétitif souci d’épargne de terre cultivable a conduit les deux propriétaires à adopter cette élégante solution. J.-S. Nugues m’a dit là aussi connaître d’autres ouvrages de ce type.
L’ultime probable exemple est figuré en 15 et avait déjà été présenté dans le troisième rapport concernant les systèmes d’irrigation de Nonza. Il s’agit du canal suspendu entre Navaghjella et Croce. Le choix de tels ouvrages pour l’acheminement de l’eau a pu obéir à diverses raisons, par exemple maintenir le niveau d’écoulement aussi haut que possible pour desservir un maximum de terrasses. Mais une autre très logique découle du calcul de l’aire occupée par un canal : avec une largeur moyenne hors tout de 40 cm, il suffit de 2,5 m de longueur pour accaparer un mètre carré de terrain où on ne pourra rien planter. Avec le canal pris en exemple, la longueur utile est de 30 m et on sauvegardera 12 m2. On retrouve les mêmes données avec le canal suspendu des terrasses À Limea et plus haut, dans la montagne, un autre atteint les 43 m…
Arrivés à ce point, devons-nous conclure que les agriculteurs d’autrefois étaient en proie à un souci quasi obsessionnel d’optimisation des surfaces cultivées ? Certainement pas. D’abord parce qu’il existe des contre-exemples. Les nombreux chemins qui sillonnent cette zone du Cap sont certes parfois juste assez larges pour permettre que deux ânes se croisent. Mais je connais certains autres tronçons qui flirtent avec les 5 m sur quelques décamètres de longueur sans que la présence d’une exceptionnelle dalle rocheuse en fournisse une justification. Il existe de même des pierriers constitués de deux murs parallèles en gros appareil et, entre eux, d’un remplissage de pierraille. Ils auraient pu être construits, à volume égal, plus hauts mais plus étroits. Je n’ai pas d’explication à avancer à ces choix. Par contre il en est une indiscutable pour l’escalier de la figure 16 : large d’un mètre, comptant une vingtaine de marches en deux volées, il est réalisé en grandes et belles lames rectangulaires soigneusement retaillées et aplanies. Il a visiblement été commandé par un propriétaire aisé qui souhaitait affirmer sa réussite quitte à sacrifier du même coup quelques mètres carrés de culture. C’est le même peut-être qui, pour le couronnement de certains murs de soutènement proches bordant un chemin très passant, a aussi recouru à des dalles bien taillées…
Prudemment donc, je rappellerai que les ouvrages des terrasses de Nonza ont été édifiés et remaniés durant des siècles, qu’ils ont vu passer des centaines de propriétaires qui ont remodelé le paysage selon des besoins et des habitudes qui ont varié de nombreuses façons. Il ne faut pas s’attendre à trouver là des structures normalisées sur un mode unique mais bien à un panachage de techniques dont chacune, à sa façon, visait une efficacité propre à son propriétaire et/ou son constructeur. Tout bien pesé, n’est ce pas ce qui fait la réelle richesse de ce patrimoine ?
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© Jean-Pierre Guillet - CERAV Référence à citer / To be referenced as :
Jean-Pierre Guillet I - L’ensemble escalier-pagliaghju du chemin du couvent (The stairway-pagliaghju complex of the Convent path) Du même auteur : Dispositifs d'irrigation à Nonza au Cap Corse (Haute-Corse) |