UN ASPECT DE L’APICULTURE DU PASSÉ : LES NICHES À RUCHES An aspect of ancient beekeeping: bee holes Raoul M. Verhagen Article repris du tome 1, 1977, de la revue L'architecture rurale en pierre sèche Une des tâches dont s’est chargée la "Bee Research Association" (Association pour la recherche apicole : société savante basée en Angleterre mais à caractère essentiellement international) est de réunir, tant qu’il en est encore temps, tous les documents sur l’apiculture ancienne traditionnelle dans les divers pays. Elle poursuit cette mission soit en acquérant les objets eux-mêmes (ruches anciennes, outils apicoles traditionnels, livres et manuels d’apiculture, etc.) ou leurs représentations (gravures anciennes, dessins, photographies, etc.), soit en rédigeant, après enquête, des documentations sur des méthodes apicoles, des coutumes locales, etc. Il y a quelques années, des membres écossais de la B.R.A. ont eu leur attention attirée par certaines constructions permanentes anciennes qui se sont avérées la forme originelle et simplifiée du "rucher-chalet" (1). Il s’agissait principalement et le plus communément de niches aménagées dans des murs et dans lesquelles, autrefois, étaient abritées une ou deux ruches en paille. La B.R.A. a alors lancé un appel à ses membres et à ses amis habitant le Royaume-Uni en leur demandant de lui signaler toutes les "niches à ruches" qui leur seraient connues afin d’en dresser l’inventaire. Actuellement, près d’une centaine de pareilles constructions sont recensées. Certaines remontent au XVe et au XVIesiècles, mais les plus nombreuses datent cependant des XVIIe et XVIIIesiècles. Le goût de la recherche ayant trouvé un objet pour le moins inattendu, certains membres de la B.R.A. ont étendu géographiquement leurs enquêtes et des niches à ruches ont été repérées sur la côte dalmate, en Grèce, en Espagne, à Malte, en Albanie et en Hongrie. En France, M. R. Hutchings identifiait une superbe série de niches à Lurs-en-Provence (Alpes-de-Haute-Provence). Bien entendu, l’existence de ces ruchers "en dur" était bien connue de plusieurs apiculteurs et d’archéologues français, mais l’on n’avait jamais examiné dans son ensemble cet aspect de l’apiculture du passé et il était évident qu’il devait subsister de très nombreux ruchers de ce genre dans un pays qui cultivait les avettes (2) depuis des iècles. Il était donc souhaitable pour l’histoire de l’apiculture française qu’un recensement aussi général que possible fût effectué avec l’aide de tous les apiculteurs et des amateurs du passé. Un appel dans ce sens fut lancé par les journaux spécialisés en apiculture et plusieurs informations ont été reçues. Mais avant d’examiner les résultats de cette première enquête, il serait sans doute opportun d’examiner un peu plus en détail les caractéristiques de ces niches et de résumer ce que l’on sait à leur sujet en partant de l’expérience anglaise qui peut apporter quelques précieuses informations de base. 1 - DISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE Dans les Iles Britanniques, la densité la plus forte des niches recensées se situe dans les régions qui sont le plus copieusement arrosées par la pluie. Constatation évidemment logique, la niche étant essentiellement un abri. Il faut noter d’autre part que des ruchers anciens ont été découverts dans des régions où, actuellement et depuis de nombreuses années, on ne fait plus d’apiculture, et même parfois dans des contrées où l’on se demande, eu égard à la pauvreté des ressources naturelles et à la nature du terrain, comment on pourrait arriver à y élever des abeilles. 2 - GENRE DE PROPRIÉTÉS OÙ L’ON PEUT TROUVER DES NICHES À RUCHES Les plus anciennes niches découvertes en Angleterre faisaient partie de manoirs Tudor. Ces niches sont le plus souvent plus petites que celles qui furent construites postérieurement et cela est dû vraisemblablement aux dimensions des paniers en usage à l’époque. Un grand nombre de niches recensées relèvent de fermes modestes. Elles sont souvent construites en pierres sèches et ne sont pas très nombreuses pour chaque ferme : de deux à six environ. Enfin, il y a les ruchers de grosses fermes, de gentilhommières et d’abbayes. Les niches sont alors de pierres taillées liées au mortier et leur construction révèle un soin et un souci d’esthétique en rapport avec les moyens du propriétaire. Quelquefois même elles deviennent un motif de décoration architecturale : c’est ainsi que le château de Packwood dans le Warwickshire comporte trente niches. 3 - NOMBRE DE NICHES PAR SITE Il varie beaucoup suivant les régions et l’importance des bâtiments principaux. Cependant, pour la moitié des sites examinés en Angleterre, le nombre de niches allait de deux à quatre, dont certaines pouvaient d’ailleurs contenir deux et même quatre paniers. Il n’y a que dix sites qui comportent chacun huit niches. 4 - MATÉRIAUX Les matériaux sont ceux en usage dans la région (pierre ou brique), l’utilisation d’un matériau exceptionnel étant très rare. Il s’agit donc de constructions qui ne s’écartent en rien du contexte local. 5 - DIMENSIONS Elles varient suivant l’époque de la construction et suivant la région. Il suffit d’ailleurs de consulter quelques traités anciens d’apiculture pour constater combien les dimensions des paniers ont varié dans le temps et suivant les pays. Force est donc de s’en tenir à des moyennes : - hauteur : de 45 à 76 cm; - largeur : de 38 à 71 cm. Certaines niches sont beaucoup plus larges mais elles étaient, selon toute vraisemblance, destinées à abriter deux paniers; - profondeur : cette dimension varie peu. Elle oscille toujours entre 35 et 53 cm. Cependant elle peut être limitée par l’épaisseur du mur, en particulier lorsqu’il s’agit de murs en briques. 6 - FORMES La plupart des niches sont rectangulaires. Néanmoins certaines sont voûtées tandis que d’autres ont le fond arrondi. Il arrive dans d’importantes propriétés que ces niches soient ornées de frontons et participent au "standing" sinon à l’esthétique de l’ensemble. 7 - EMPLACEMENT DANS LES MURS Généralement les niches sont creusées l’une à coté de l’autre à intervalles réguliers. Parfois elles sont groupées par deux ou trois avec de larges intervalles entre les groupes. Il se présente qu’elles soient disposées en angle aux extrémités de deux murs à tracé convergent. Elles s’alignent le plus généralement sur un seul niveau, bien qu’il y ait quelques exemples de ruchers à deux et même trois registres de niches. La base des niches se trouve, le plus communément, entre 36 et 76 cm du sol. Cependant il est judicieux de remarquer que cette dimension a pu varier considérablement avec le niveau du sol, lequel, dans la plupart des cas, remonte avec le temps. 8 - SITUATION DES RUCHERS PAR RAPPORT AU CORPS DE LOGIS Certes, l’on trouve des niches pratiquées dans les murs mêmes des habitations, mais c’est surtout dans les murs des jardins ou des vergers attenants que l’on pourra les découvrir. Exceptionnellement, on a pu voir des murs détachés garnis de niches à ruches et qui servaient de ruchers isolés. 9 - EXPOSITION Comme on pouvait s’y attendre pour les Iles britanniques, l’exposition la plus courante est le Sud. Quelques ruchers sont cependant orientés vers l’Est, peut-être pour bénéficier des premiers rayons du soleil et pour se protéger des vents pluvieux d’Ouest. 10 - DATE DE LA CONSTRUCTION Sa détermination pose des problèmes très ardus car il est rare qu’un mur porte une date de construction. Certes, l’entourage, l’appareillage de la pierre, le matériau même, le liant, et parfois des documents d’époque peuvent fournir d’utiles indications. Il est certain que pour les chercheurs passionnés la détermination de la date de construction est un des grands moments de la quête. 11 - NICHES DESTINÉES À D’AUTRES USAGES Hélas, toutes les niches que l’on repère ne sont pas nécessairement des niches à ruches. En effet, dans le passé on utilisait des niches pour ranger des outils de jardinages, pour loger des poules et des lapins, pour poser des cruches à lait, pour allumer des feux afin de protéger les vergers contre le gel. Mais dans bien des cas de ce genre, l’emplacement même de ces niches permet de déterminer leur usage : près d’une porte donnant dans une étable, par exemple, ou le long d’un passage pour les animaux. D’autre part, l’on sait que l’on se servait de niches analogues en fauconnerie, mais le plus souvent les niches de fauconnier sont d’un plan légèrement différent (la profondeur dépasse la largeur) et il subsiste des vestiges de portes et parfois d’étagères. Dans les bâtiments religieux, il faudra se méfier et ne pas décréter niche à ruche le retrait destiné à recevoir une statue de saint ou un bénitier. Enfin, il est incontestable que certains architectes ont creusé leur façades de théories de niches dans un but strictement ornemental. Après l’énumération de ces quelques données de base, examinons maintenant les résultats d’un premier appel à la collaboration des apiculteurs français. Plusieurs réponses nous sont parvenues, mais, malheureusement, plusieurs étaient peu précises et quelques fois peu probantes. Néanmoins nous pouvons d’ores et déjà affirmer que les ruchers "en dur" sont très nombreux en France et repartis sur l’ensemble du territoire. Ils font souvent partie de châteaux ou de monastères et sont alors assez importants, mais il y en a également dans les fermes et dans les jardins potagers de maisons de campagne. L’on retrouve en France, grosso modo, les mêmes caractéristiques qu’en Grande-Bretagne en ce qui concerne les formes, le matériau utilisé, la recherche d’esthétique, l’emplacement dans les murs et la situation par rapport au corps de logis. Il semble cependant que dans chaque site le nombre de niches soit plus élevé en moyenne. L’exposition est, ici aussi, fonction des conditions locales : vent d’Ouest sur la côte de la Manche, mistral dans le Midi, etc. Voici quelques renseignements parmi les plus intéressants : Un des plus beaux ruchers nous a été indiqué par le Dr. Lavie, Directeur de la station expérimentale d’apiculture de Montfavet : il s’agit d’un groupe de trente niches prises dans le mur du potager du magnifique ensemble architectural que présente la chartreuse de Bonpas, à Caumont-sur-Durance dans le Vaucluse (fig. 1). Ces niches, de forme rectangulaire, sont, comme le mur, construites en pierre liée au ciment et sont établies en demi-quinconce sur deux rangées à 75 cm l’une au-dessus de l’autre, la rangée inférieure étant à 85 cm du sol actuel. Leurs dimensions sont : 75 x 50 cm, avec une profondeur de 50 cm. Les intervalles entre les niches mesurent 75 cm. L’exposition du mur est au Sud et assure la protection contre le mistral. Leur état est excellent, bien qu’elles datent du XVIIIe siècle. Il semble qu’il y ait au moins 50 ans que ce rucher n’est plus utilisé comme tel. Dans la Marne, à Cuisles, M. F. Orban nous signale un autre rucher comportant quinze niches prises dans un mur bordant, face au Sud, un jardin potager. Ce mur est construit en pierres du pays appareillées à sec. Les niches, de forme rectangulaire, ont des dimensions moyennes suivantes : 90 x 90 cm sur 70 cm de profondeur. Elles sont irrégulièrement espacées (de 60 cm à 1 cm) et à 70 cm du sol. Leur état de conservation est bon. Elles datent peut-être de la fin du XVIIIe mais plus probablement du début du XIXe siècle. M. Lefrançois nous renseigne sur un autre très bel ensemble faisant partie du Lycée de Valognes, dans la Manche (fig. 2). Il s’agit de huit niches voûtées dont les dimensions sont : 60 x 43 cm sur 45 cm de profondeur. Bâties en pierre taillée, elles sont orientées vers le Sud-Sud-Est et bien protégées de ce fait du froid venant du Nord et des pluies venant de l’Ouest. Leur état de conservation est excellent car le Lycée est installé dans l’ancien Collège diocésain datant du XVIIe siècle et qui a été soigneusement restauré. Du Vaucluse encore, M. F. Peillon nous signale que le château de Lacoste, près de Bonnieux, sur les pentes d’ubac du Lubéron, présente un mur comportant seize niches voûtées dont les dimensions sont : 80 x 50 cm sur 50 cm de profondeur. Elles sont espacées de 1,50 m et creusées à 1 m du sol. Elles font face au Sud-Est, ce qui les protège du mistral . Il se peut qu’elles datent de 1785, car cette date figure sur le fronton d’un portail voisin. Leur état de conservation est fort bon. M. R. Martinat nous envoie la photographie d’un rucher en dur situé sur le territoire de la commune de Vicq-Exemplet, près de la Châtre dans l’Indre. Les niches sont au nombre de treize et réparties en groupes comptant respectivement neuf et quatre niches. Chacun de ces groupes est installé dans un mur se recoupant à angle droit avec l’autre. Les niches du premier groupe ont les dimensions moyennes suivantes : 55 x 42 cm sur 53 cm de profondeur. Celles du second groupe ont une dizaine de cm de moins pour la hauteur et la largeur, mais la profondeur reste la même. Elles sont d’une architecture assez recherchée et fort belle : de plan rectangulaire, elles sont garnies d’un parement extérieur en pierre aillée (fig. 3). Certains montants sont creusés assez grossièrement de trous qui semblent avoir logé des gonds supportant sans doute des vantaux en bois, ce qui laisserait supposer que ces niches ont eu, à une certaine époque, une autre destination, peut-être celle de rangement de produits ou d’outils de jardinage. Malheureusement, l’état de conservation est assez misérable et l’ensemble menace ruine. L’orientation de la bissectrice de l’angle formé par les murs et le sud-est; ce qui assure la protection contre les vents du Nord et d’Ouest. Enfin le long de l’autoroute d’Aix-en-Provence à Salon, à côté même de la halte de Ventabren (Bouches-du-Rhône), se découvre le beau rucher représenté sur la figure 4. Il comporte douze niches rectangulaires de 70 x 40 cm sur 40 cm de profondeur, espacées de 2 m à 2,50 m et situées à 15 cm du sol. L’orientation vers le Sud assure la protection contre le mistral. La construction est en pierres sèches de fort belle facture. L’état général est relativement bon, mais tout alentour étant à l’abandon, les extrémités du mur commencent à s’effondrer et le site lui-même est défiguré par les travaux de l’autoroute, les affreux poteaux de l’E.D.F. et des constructions modernes qui sont restées inachevées et dont le style n’est vraiment pas des plus heureux. NOTES (1) Petit bâtiment, le plus souvent en bois, dans lequel les ruches sont disposées à demeure, à l’abri des intempéries. Les ruches y sont placées les une à côté des autres, sur deux ou trois registres et leurs entrées communiquent directement avec des ouvertures pratiquées dans la paroi du chalet, ce qui permet la libre circulation des abeilles. Ces ruchers-chalets sont en usage surtout en Allemagne, en Suisse et dans l’Est de la France. (2) Nom ancien et populaire donné aux abeilles. Pour imprimer, passer en mode paysage © CERAV Référence à citer / To be referenced as : Raoul M. Verhagen Textes sur les constructions apicoles en pierre sèche dans le présent site 1 - Raoul M. Verhagen, Un aspect de l'apiculture du passé : les niches à ruches 2 - Jean Courrènt, Le mur à abeilles d'Armissan (Aude) 3 - Jean Courrènt, Abri sous encorbellement à Durban-Corbières (Aude) 4 - Jean Courrènt, Des vestiges de l'apiculture ancienne : les abris à abeilles de Tourouzelle (Aude) 5 - Christian Lassure, Apistoria, cahier No 1 6 - Christian Lassure, Les ruchers dans les murs (compte rendu) 7 - Michel Royon, Photos d'enclos à abeilles à La Brigue et Tende (Alpes-Maritimes) 8 - Jean Laffitte, Le rucher en pierre sèche des Blaquières à Mons (Var) 9 - Christian Lassure, Le rucher en pierre sèche de la Combe à la Serpent, à Corcelles-les-Monts (Côte-d'Or) 10 - Christian Lassure (texte), Jean Laffitte (photos), Le « rucher de Giono » au Contadour, à Redortiers (Alpes-de-Haute-Provence) 11 - Jean Courrènt, Une ruche-cercueil au lieu-dit Jugnes à Port-la-Nouvelle (Aude) ? 12 - Jean Courrènt, Un mur à abeilles à Greffeil (Aude) 13 - Jean Courrènt, Un rucher du deuxième quart du XXe siècle à Bize-Minervois (Aude) : le rucher de Cacau 14 - André Fraisse (prospection et recherche), Jean Courrènt (apiculture), Une ruche-placard sur le pech de La Bade à Tourouzelle (Aude) page d'accueil sommaire architecture apicole
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