LES TAZOTAS ET LES TOUFRIS DE LA RÉGION DES DOUKKALA (MAROC) : UN RÉSUMÉ

The tazotas and toufris of the Doukkala region, Morocco: an overview

Sylviane Battais

 

Dans la région des Doukkala, dans l'arrière-pays d'El-Jadida, à 90 km au sud de Casablanca, existent des constructions en pierre sèche, c’est-à-dire sans mortier, uniques au Maroc, appelées tazotas, circonscrites dans un territoire bien défini.

 

Zone d’implantation des cabanes en pierre sèche (carte de Sergio Gnesda) (1).

 

La géologie de la région correspond à la couverture sédimentaire du secondaire et du tertiaire du vieux socle de la meseta marocaine. Les Doukkala sont une plateforme du crétacé d’une altitude moyenne de 80 mètres. On y trouve une pellicule de limon sur un sous-sol karstique (2). Les roches découvertes que l’on voit sont du calcaire cénomanien (3).

Dans un paysage lithique (4), les paysans sont obligés d’épierrer les terres rocailleuses (mhârch) agricoles. La campagne est semée de petits monticules de pierres calcaires qui se dressent telles des sentinelles. Ces pierres sont utilisées pour l’édification de murs (stara), d’enclos (zriba), d’abris, de cabanes en pierre sèche à voûte d'encorbellement (tazota), et de silos enterrés (toufri).

 

Paysage lithique.

 

1 - Tazota, toufri, des mots qui font voyager

 

Diverses hypothèses sont envisagées.

 

D'après l'enseignant-chercheur Saïd KAMEL, auteur d'un article sur « Les significations des toponymes de la région Fès-Boulemane », « Tazota ou Tazôdâ  » veut dire « plateau » (5).

 

Le dictionnaire amazight de l'ex-délégué provincial du MEN à El Jadida, M. HADACHI, estime que Tazudea ou Tazoda signifie « bol », « écuelle renversée » et par extension « construction mégalithique » dans la région des Doukkala. En effet, les cabanes ont une forme qui peut rappeler un bol renversé. Tazoda est aussi le produit cosmétique retiré de l’ustensile récipient. C’est un liquide noir que les femmes de la région de Dades utilisent pour se maquiller (il est déposé sur plusieurs parties du visage, les cils, les coins des yeux, ainsi que sur le front, le menton et le nez, etc.,.les motifs étant en forme de pointillés) (6).

 

Une origine portugaise est à envisager : casita (« petite maison ») (7).

 

Le mot toufri est d’origine berbère et signifie « silo », « cache » ou « lieu de conservation ».

 

Les recherches restent ouvertes.

 

2 - Une architecture originale (8)

 

Les tazotas composées d’une seule pièce ressortissent de deux types de formes architecturales :

- soit un tronc-de-cône simple, c’est-à-dire un cylindre avec à l’intérieur une coupole, l’entrée est axiale.

 

Vue de face d'une tazota (9).

 

- soit des troncs-de-cônes superposés, c’est-à-dire deux niveaux. Le tronc-de-cône inférieur est prolongé par un massif donnant une façade rectiligne.

 

Tazota en troncs-de cônes superposés.

 

Au-dessus du premier tronc-de-cône, on trouve un deuxième plus petit, percé d’une ouverture carrée d’environ 50 cm de côté, dans l’axe de l’entrée. L’entrée et la fenêtre sont surmontées d’un linteau renforcé d’une ligne de claveaux tenant par leur disposition ingénieuse, l’un soutenant l’autre, mais parfois on peut trouver un linteau en bois.

 

Tazota avec un linteau en bois et deux petites ouvertures.

 

Les tazotas comportent latéralement un ou deux escaliers pour monter sur le rebord du tronc-de-cône inférieur, et un seul pour monter au sommet du tronc-de-cône supérieur. Parfois, l’escalier est entre deux tazotas jumelées.

 

Escalier entre deux tazotas.

 

Les escaliers facilitaient l’ascension et le travail lors de la construction, puis l'accès à la terrasse pour faire sécher le grain, des fruits, etc., ainsi que pour l’entretien mais aussi pour le remplissage. En effet, on bouchait avec des pierres l’entrée après avoir mis du grain, de la paille ou du foin et on poursuivait par la fenêtre.

 

Tazotas jumelées avec escalier latéral.

 

Les tazotas ont en général une hauteur de 2,5 à 3 mètres, mais on peut en trouver de plus hautes. D’une épaisseur de deux mètres environ pour le premier degré, le mur s’arc-boute légèrement au fur et à mesure qu’il monte pour former, à partir du deuxième degré, la coupole circulaire ou toiture en encorbellement dont le sommet est fermé par une dalle savamment taillée.

 

Dans la voûte en encorbellement, les pierres de chaque assise ont un dévers extérieur qui permet d’évacuer les eaux de ruissellement et d'éviter toute infiltration. Ces pierres sont plates, il n’y a aucune trace de taille.

 

La base est constituée de moellons pouvant supporter une charge de plusieurs tonnes. Des pierres plus grosses sont utilisées pour le tour des ouvertures et les chaînages ainsi que les marches des escaliers. Dans la partie supérieure, le poids des moellons est celui qu’un homme peut porter en montant des marches, cependant certains affirment que l’on se servait d’ânes, voire d’une race de chameau aujourd’hui disparue.

 

L’entrée est étroite (environ 70 sur 160 cm), de forme trapézoïdale. Un couloir mesurant au maximum 2 m protège l’intérieur contre les vents et la pluie.

 

Le sol intérieur est brut, sans dallage, en terre battue, et parfois le rocher y affleure.

 

Selon Abdelmoumen BENABDELJALIL, une tazota représente 200 m3 de pierres (10).

 

Le toufri est une cave creusée dans la roche, de plan rectangulaire, d’environ 12 m sur 2, desservie par une suite de marches en forme d’escalier, surmontée par une construction parallélépipédique rectangulaire d’un mètre de hauteur avec une entrée rectangulaire surmontée d’un linteau monolithe. Les parois longues sont recouvertes par un plafond de pierres juxtaposées d’environ 70 cm de hauteur.

 

Plan d'un toufri (11).

 

Le sommet des toufris et des tazotas est plat (avec une petite ouverture pour permettre l’aération dans certaines tazotas), légèrement arrondi et recouvert de gravier ou de terre pour les protéger des infiltrations d’eau.

 

Partie hors sol d'un toufri.

 

3 - Des constructeurs ingénieux

 

Il semble que la morte saison des activités agricoles ait été consacrée à l'édification de ces bâtiments. La durée du chantier, d’après des propriétaires de tazotas, depuis le choix des pierres jusqu’à son achèvement, pouvait être d'un an. En effet, le mâallem (le maître) mettait de côté des pierres, sélectionnant parmi les tas de pierres celles qui lui semblaient les meilleures. Puis une chaîne d’hommes (environ 8) se faisaient passer les pierres et repoussaient celles qui n’avaient pas la bonne densité. « Il faut trouver la bonne pierre pour la bonne place » (12).

 

Ces mâallem, qui étaient-ils ? Des maçons spécialisés dans la pierre sèche ? Des artisans-paysans, alliant ces deux activités suivant les saisons ? Les paysans eux-mêmes ? Au vu de l’architecture spécifique des tazotas, et puisque cette spécialité est tombée en désuétude, on peut pencher vers l’hypothèse de spécialistes de ce type complexe de construction, sûrement aidés par les propriétaires.

 

4 - Utilisations diverses

 

L’utilisation des tazotas est diverse.

 

Certaines servaient et servent encore de refuge contre la chaleur pour les hommes et les animaux, d’autres de grenier ou d'entrepôt pour la paille ou le foin, d’autres pour l’engraissement de bovins (l’état de santé du veau élevé dans la tazota est indéniable) ou de bergerie.

 

Elles sont encore bien aménagées pour servir de lieu de discussion autour d’un thé à un moment précis de la journée.

Certaines, qui ont été et sont des lieux d’habitation, sont parfois enduites de chaux à l’intérieur, voire à l’extérieur.

 

Murs chaulés et ouverture dans une tazota devant servir de logement.

 

Le toufri servait de silo à grain mais il a servi aussi d’habitation suivant les époques ou les moyens des propriétaires. Hélas, aujourd’hui, beaucoup de ces toufris ont été comblés.

 

Intérieur d’un toufri.

 

5 - Origines

 

En l’absence de dates sur un linteau ou une pierre, de recherches archéologiques, les hypothèses sur l'origine des tazotas et des toufris foisonnent, tout comme pour l’origine des noms.

 

Certains font remonter les édifices à l’époque antique, lors des premières sédentarisations de peuples.  Ils attribuent ces constructions soit aux Romains (alors que limes de l’Empire romain se situe beaucoup plus haut), soit aux Berbères à l’époque romaine, soit à des peuples venus de la Méditerranée. Cette dernière idée est avancée par M. Jean-Marie LEMAIRE, chercheur au CNRS. D’après ses recherches, les tazotas ressemblent fortement aux thôlos mycéniens.

D’autres les situent au Moyen Age ou à l’époque moderne lors de la présence portugaise. Cette thèse est avancée avec prudence par Mustapha AYAD, professeur de géographie à l’Université de Rabat. En effet, il y a une similitude avec des constructions en Sicile par exemple. Quel est le point commun entre la Sicile et le Doukkala ? La présence portugaise.

Cependant,  il reste une question : de nombreux voyageurs ont sillonné la région au début du XXe siècle comme MICHAUX-BELLAIRE, DOUTTE, etc. Ils sont passés à Ouled Freg par exemple mais aucun ne mentionne ces constructions. Ils décrivent les nouala, les khaîma, mais pas les tazotas. Nous pouvons nous étonner d’un tel oubli dans des carnets de voyage très descriptifs et minutieux (13). S’ils n’ont pas indiqué les tazotas, se pourrait-il qu’elles n’existaient pas jusque vers 1915-1920 ?

 

Une explication plausible, s’appuyant sur les écrits de Paul PASCON et sur ses entretiens avec les habitants, est que le début de la propriété individuelle sous Le Protectorat aurait entraîné la construction de ces cabanes. En effet, en tant qu'arpenteur-géomètre, « il  avait été chargé de procéder au partage des terres collectives, c’était vers 1925 » (14).  Il ajoute qu’à la suite de cela les fellahs construisirent des enclos autour de leur lopin de terre. En effet, s’ils voulaient cultiver leurs terres, il fallait épierrer : « chaque famille se mit à épierrer ses champs » (15). La grande majorité des populations rurales a donc subi un processus obligatoire de sédentarisation de 1916 à 1936.

 

Avant le Protectorat, il n’y avait pas de maisons, mais après la construction des maisons des colons, les autochtones se sont mis à construire en pierre sèche des maisons et des citernes sans ciment car il leur était interdit de prendre du sable de la plage (16).

 

Cependant, on peut se demander pourquoi dans ces communes on trouve des tazotas et des toufris, mais pas dans les communes voisines.

 

Ces « ouvrages lithiques » d'origine agricole se retrouvent souvent en groupe, entourés d’un enclos. On trouve souvent deux tazotas jumelées et un toufri. Cependant, il existe dans la commune de Sebt Dwit un ensemble de sept tazotas, deux jumelées et cinq autres accolées en angle droit : deux d’un côté et trois de l’autre.

 

Tazotas jumelées.

 

Cinq tazotas accolées en angle droit.

 

Ce groupe de cinq tazotas est remarquable car il possède à l’étage un poste d’observation et un chemin de ronde. En effet, la région étant sujette aux disettes, il fallait surveiller les récoltes contre les voleurs. Grâce à la date (1922) sur un linteau de la maison du maître en ruine, on peut estimer que ce site est contemporain.

 

En outre, il existe des tazotas isolées dans la campagne, certaines sont abandonnées.

 

Les tazotas ont des ressemblances avec des constructions en pierre sèche du pourtour méditerranéen et plus particulièrement avec celles du sud de la France, de la Grèce, de l’Italie, etc. (17).

 

NOTES

 

(1) GNESDA, Sergio, Témoins d’Architecture en pierre sèche au Maroc. Les tazotas et les toufris de l’arrière-pays d’El Jadida, Etudes et recherches d'architecture vernaculaire, No 16, 1996, 24 p., Avec l’aimable autorisation.

 

(2) KHYATI, Smail, Développement agricole et aménagement de l’espace rural dans le périmètre irrigué des Doukkala, p. 29.

 

(3) ELKBIR, Saaidi, Guide géologique du Maroc, 2003, p. 121.

 

(4) Terme employé par Christian Lassure dans les années 1970 pour désigner les paysages pierreux d'origine viticole du haut Quercy.

 

(5) CHAHID, Ahmed, Le petit guide touristique d'El Jadida, édition 2006.

 

(6) HAMAM Mohamed, in Maalamate al Maghrib, vol. 6, Association marocaine de la production, la traduction et l’édition, Salé, 1992, p. 2040-2043.

 

(7) Signalé dans la page « noûmot en arabe marokin » de l'encyclopédie Wikipédia en wallon (wa.wikipedia.org).

(8) GNESDA, Sergio, op. cit.., p. 5-18.

 

(9) Ministère délégué chargé de l’habitat et de l’urbanisme, La Tazota des Doukkala, Rabat. Avec l’aimable autorisation.

(10) SEBTI, Karim, Les Tazotas des Doukkala, p. 114.

 

(11) Ministère délégué chargé de l’habitat et de l’urbanisme, La Tazota des Doukkala, Rabat. Avec l’aimable autorisation.

 

(12) Dixit M. TAHIRI JOUTEI, Karim, chef de la Division du contrôle architectural, Ministère délégué chargé de l’habitat et de l’urbanisme, Rabat.

 

(13) MICHAUX-BELLAIRE, Villes et tribus du Maroc, Vol. X-XI, Région des Doukkala, tome I, Les Doukkala, p. 29-31.

 

(14) PASCON, Paul, Etudes Rurales, Idées et enquêtes sur la campagne marocaine, 1980, p. 102.

 

(15) PASCON, Paul, op. cit., p. 103.

 

(16) PASCON, Paul, op. cit., p. 105.

 

(17) Cf. le site  pierreseche.com.

 


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© CERAV

Référence à citer / To be referenced as :

Sylviane Battais
Les tazotas et les toufris de la région des Doukkala (Maroc) : un résumé (The tazotas and toufris of the Doukkala region, Morocco: an overview)
http://www.pierreseche.com/tazotas_memoire_battais.htm
Le 25 août 2007 / August 25th, 2007

 

Autres pages concernant les tazotas et les toufris

 

temoins_europe.html                    tazotas_el-jadida.htm                   nouvelles_du_monde_2006_2.htm

 

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