L'ÉVOLUTION DE LA CABANE CAMARGUAISE AU XXe SIÈCLED'APRÈS DES CARTES POSTALES ET PHOTOS ANCIENNESChristian LassureVIII - INTÉRIEURS DE CABANES
Dans les cartes postales consacrées à l'habitation du gardian de Camargue, les clichés de l'intérieur des cabanes ne sont pas légion, au contraire des nombreuses photos de l'extérieur des bâtisses. Nous en avons recensées au moins cinq, dont on trouvera la description ci-après.
Documents No 1 et 2a et 2b Ces trois cartes postales représentent l'intérieur d'une seule et même cabane si l'on en juge d'après le mobilier (mêmes chaises paillées, même commode, même luminaire). De plus, elles ont le même éditeur, la société des cartes postales APA-Poux, et sont de la même époque – les années 1950-1960 d'après leurs bords chantournés. Pour la No 1, nous n'avons que la version colorisée, pour la No 2, nous avons et la version noir et blanc (2a) et la version colorisée (2b). Elles se réduisent donc à deux vues, prises depuis l'intérieur de la pièce arrière, la première étant tournée vers l'avant de l'édifice, la deuxième vers l'arrière (la « culotte »). On a affaire à une grande cabane récemment construite. Elle aligne deux pièces séparées par une cloison transversale percée par une porte de communication. Chaque pièce a toutefois une entrée indépendante, dans le pignon pour la pièce antérieure, dans un des gouttereaux pour la pièce postérieure. Cette dernière servait manifestement de pièce à vivre, avec sa cheminée à foyer surélevé et à hotte montante plaquée contre le refend, tandis que l'usage de la première pièce est difficile à cerner.
La vue de l'intérieur de la culotte montre de façon explicite la technique de constuction employée. Les parois sont formées par des potelets plantés à intervalles réguliers et soutenant une panne sablière formée de grosses planches mises bout à bout. Sur cette sablière s'embrèvent des chevrons de section carrée, dont malheureusement on ne voit pas le bout supérieur (on peut penser qu'ils posent en haut sur une panne maîtresse, elle-même portée par le refend et le pignon maçonné). En tout cas il n'y a pas de poteau de fond porteur au centre du demi-cercle de l'abside. À l'extérieur des poteaux et des chevrons, sont fixées, horizontalement et à intervalles réguliers, des baguettes souples derrière lesquelles viennent une paroi enduite pour le mur périphérique et des gerbes de roseaux pour la couverture. Cette cabane était utilisée par trois cavaliers à en juger par le nombre de selles accrochées à un gros clou au sommet des potelets. Il y a même un trident et une besace. La disposition de l'entrée de la pièce du fond est particulière : la paroi du gouttereau fait un décrochement et s'avance vers l'extérieur comme pour former une sorte de mini-vestibule dans l'emprise duquel la porte peut s'ouvrir sans empiéter sur la pièce. La jarre disposée à gauche de ce diverticule est vraisemblablement une réserve d'eau douce, indispensable en l'absence d'eau courante. Autre caractéristique remarquable : les deux fenestrons qui éclairent l'abside.
Document No 3 Sur une autre carte postale, émanant également de la maison d'édition APA et ayant des bords dentelés, figure une cabane ayant deux fenestrons en abside et une avancée en gouttereau : il s'agit incontestablement de la même cabane que la précédente. On est frappé par la faible hauteur de la toiture et, partant, du peu de déclivité des versants : il n'y a que cinq couches successives de sagne sous la chemise là où on s'attendrait à huit ou neuf rangées (il faut toutefois reconnaître que l'aplatissement de la cabane est accentué par une prise de vue en plongée).
Documents No 4 et 5 Les deux documents qui suivent sont l'agrandissement de deux des vues rassemblées dans la carte postale multivue décrite à la section VI (Les « Cabanes de Cacharel » aux Saintes-Maries-de-la-Mer). Le premier agrandissement montre un intérieur qui ne diffère guère de celui de la cabane de l'éditeur APA reproduite plus haut. La seule différence notable réside dans le surdimensionnement de l'entrée, de la fenêtre et de la cheminée par rapport aux normes antérieures. Ce ne devait pas être une mince affaire que de chauffer l'impressionnant volume délimité par le pignon et le charpente : un plafond aurait été le bienvenu mais, sans chevrons ni roseau apparents, il n'est plus de cabane de gardian digne de ce nom.
Le deuxième agrandissement représente les deux cabanes de Cacharel, celle de droite étant évidemment celle qui abrite l'intérieur ci-dessus. La présence de la cheminée adossée intérieure explique pourquoi il n'y a pas, dans le pignon, de pendant de la fenêtre de gauche.
Document No 6a Cette scène intimiste nous fait découvrir l'intérieur d'une cabane classique saisi par le photographe dans les années 1940 (la carte postale a voyagé en 1954). De droite à gauche, on aperçoit (outre des personnages anonymes) (1) un poteau montant de fond, une cheminée adossée à la paroi intérieure du pignon, l'intrados d'un pan de toiture avec ses chevrons prenant appui sur une panne sablière, elle-même portée par des potelets, et entre les chevrons, le sagne bien lissé attaché à des cannes fixées horizontalement. (1) La jeune femme au centre de la composition semble être Angèle Vernet, reine d'Arles, dont la beauté pare également diverses cartes postales représentant des manifestations officielles de la « Nation gardiane ».
Documents Nos 6b et 6c La même scène se trouve reproduite dans le livre de René Baranger, En Camargue avec Baroncelli, paru en 1984. L'ancien gardian du marquis de Baroncelli décrit la petite réunion comme étant un réveillon de Noël à la cabane « dou Vibre » (du Castor) (2) à l'embouchure du Petit Rhône. Sur la photo (non recoupée) du livre, un personnage supplémentaire se tient à droite du poteau blanc : il s'agit de l'écrivain Rul d'Elly, que l'éditeur George n'a pas hésité à sacrifier pour mieux recadrer la scène. En fait, sur une autre édition de la même carte postale, on découvre notre poète en tenue de gardian, debout contre la porte, attendant que le photographe ait fait son œuvre. Par la même occasion, on constate qu'une partie du pignon, à droite de la hotte de cheminée, est en claies de roseau et que l'élément vertical barrant le côté gauche de l'image n'est autre qu'une cloison également en roseau. (2) Du nom du cheval du marquis de Baroncelli dans les années 1930.
Document No 6d Sur cette vue, quelque peu surexposée, de l'extérieur d'une cabane classique, l'œil exercé discerne, en haut du pignon blanc, l'inscription CABANO DOU VIBRE (« cabane du castor »), c'est-à-dire la cabane de la vue précédente. On reconnait également, au sortir de l'édifice, les trois personnages féminins, en particulier la belle Angèle Vernet, à gauche. Cependant, rien ne dit que cette photo ait été prise le même jour que la précédente, les robes des femmes sont différentes et la tenue des enfants comme celle du gardian désignent le printemps ou l'été, ce que confirme la verdure des tuyas. Une inscription en provençal, due à Rul d'Elly, court sous le nom de la cabane : Li fiéu de la terro reprendran
poussession de la terro (3) « Le fils de la terre reprendront possession de la terre et les temps abolis laisseront la place aux temps nouveaux.». Cité dans Calendau, Revisto Felibrenco Mesadiero, année 3, No 36, décembre 1935.
Document No 7 C'est à l'éditeur arlésien de cartes postales George que l'on doit cette autre vue d'un intérieur de cabane de gardian. L'édifice est d'une bonne largeur, ce qui a pour contrepartie une charpente peu pentue. Les parois intérieures sont badigeonnées de blanc ainsi que les chevrons (jusqu'à la hauteur de la panne intermédiaire) et le bas de l'intrados de la couverture de sagne. Le mobilier n'est pas celui d'un ouvrier agricole, il s'agit en effet de meubles de style, plus appropriés à un intérieur bourgeois : une commode (à droite de l'entrée) et un secrétaire (à gauche de celle-ci). L'entrée, qui est décalée par rapport à l'axe médian du pignon, est cachée par un rideau accroché à une tringle. Quelques objets évoquent le folklore gardianesque : les cornes d'un taureau en trophée et une cocarde accrochées contre la paroi intérieure du pignon. À voir les deux chandeliers sur la commode et la lampe à huile sur la table aux pieds galbés (dans le coin inférieur de droite), on est tenté de conclure qu'il n'y a pas l'électricité. Outre la grande table occupant le milieu de la pièce, on note la présence de deux chaises paillées et d'un fauteuil tapissé et clouté, d'une couche pour enfant où trône une poupée (dans l'angle, à droite de la commode), d'une cage à oiseaux à laquelle fait écho une horloge à coucou dans le triangle du pignon. D'après le réveil posé sur le secrétaire, il est quatre heures moins le quart de l'après-midi. Il faut un œil exercé pour discerner, dans le triangle du pignon, à droite des cornes de taureau, une plaque de métal percée d'une ouverture circulaire : vraisemblablement l'emplacement du conduit d'un poêle disparu.
Document No 8 Le dessinateur Charles Homualk de Lille est connu pour ses aquarelles ayant illustré des cartes postales éditées par la maison Artaud de Nantes. Il a mis ici son talent au service du thème du retour du gardian dans sa cabane à la fin de la journée de travail. L'y attendent sa femme et sa fille, en tenue d'Arlésienne, tandis que la marmite chauffe dans la cheminée. Une bien belle scène, mais qui tient plus du mythe que de la réalité. Homualk, qui se lança dans l'illustration de cartes postale en 1935, a dû certainement s'inspirer de photos montrant l'intérieur de cabanes classiques. Comme il se doit, la cheminée est adossée contre le pignon maçonné, son foyer est surélevé; la paroi de la cabane est en piquets portant une sablière sur laquelle s'appuient les chevrons de la charpente; les roseaux sont laissés nus, tant dans la paroi que dans le versant de toiture. Cette carte postale des années 1950-1960 (bords dentelés) fait écho, par son thème, au chromo de la série « L'habitation humaine » publiée au début du XXe siècle (cf. la partie I de notre étude : Cabanes entièrement en roseau des années 1900) : on avait eu droit alors au départ du gardian au travail, on a droit ici à son retour.
Document No 9 Loin des jolies et élégantes « gardianettes » des fêtes arlésiennes et saintines des premières décennies du XXe siècle, l'épouse du gardian est dans la réalité la compagne d'un simple ouvrier agricole et, en tant que telle, doit s'occuper des corvées indispendables à la vie quotidienne dans une cabane sans eau, ni gaz ni électricité : approvisionnement des jarres ou de la citerne en eau douce, collecte du bois pour le chauffage et la cuisine, etc. C'est ce que corrobore cette insolite photo, parue en 1926 en première page de couverture du Petit journal agricole, avec comme légende « EN CAMARGUE. – LA FEMME DU GUARDIAN » (4). Considérons cette couverture comme un hommage rendu à une vaillante paysanne et à la modeste condition qui est la sienne. (4) Avec une belle faute d'orthographe : « guardian », avec un « u », est un mot anglais...
À SUIVRE Pour imprimer, passer en mode paysage © CERAV Augmented on February 1st, 2009 - March 23rd, 2010 - July 10th, 2010 - February 28th, 2011 - March 19th, 2011 - August 24th, 2022. Référence à citer / To be referenced as :
Christian Lassure Introduction : Le gardian et ses métamorphoses I - Cabanes entièrement en roseau des années 1900 II - Le mas de l'Amarée et ses deux cabanes aux Saintes-Maries-de-la-Mer III - Les cabanes du premier mas du Simbèu aux Saintes-Maries-de-la-Mer IV - Les cabanes du « deuxième mas du Simbèu » aux Saintes-Maries-de-la-Mer V - Cabanes et maisons de pêcheurs en Camargue VI - Les « Cabanes de Cacharel » aux Saintes-Maries-de-la-Mer VIII - Intérieurs de cabanes IX - Van Gogh et les chaumières saintines X - Cabanes du front de mer aux Saintes-Maries-de-la-Mer XI - Cabanes hôtelières et maisons à la gardiane XII - Vocabulaire architectural de la chaumière camarguaise XIII - Les auvents dans la cabane de gardian XIV - Les extensions de la cabane de gardian XV - Cabanes représentées sur le plan de la Camargue de 1584
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