ARCHITECTURE VERNACULAIRE

CERAV

DISPOSITIFS D'IRRIGATION À NONZA AU CAP CORSE (HAUTE-CORSE)

Irrigation devices at Nonza in the Cap Corse region, Haute-Corse

Jean-Pierre Guillet

11 - LES CONDUITS DE FACTURE INDUSTRIELLE

 

La très, très grande majorité des pièces en terre cuite qu’on peut trouver sur le terrain sont cassées ou au mieux écornées. On ne trouve qu’exceptionnellement une pièce intacte comme celle de la figure 1.

Fig. 1 : Un élément de tuyauterie intact.

 

Quelques autres subsistent, encore cimentées entre elles, dans des conduits cheminant le long de murs ou enterrés, ce qui les met à l’abri – enfin presque – du piétinement des sangliers et bovins en liberté (figure 2, Cane Morto).

Fig. 2 : Conduit dans Cane Morto.

 

Il en existait, à ma connaissance, deux tailles. Les dimensions standardisées de ces éléments sont données en figure 3. Elles sont en noir pour les petits modèles et en rouge pour les grands.

Fig. 3 : Dimensions d'un module de terre cuite. Les cotes sont en mm, en noir pour le petit modèle et rouge pour le grand.

 

Leur utilisation est simple : en allant dans le sens descendant, l’extrémité étroite de chaque tuyau s’introduit dans l’extrémité évasée du suivant. L’étanchéité de la jonction est assurée par un scellement au ciment dont une dizaine de rainures améliorent la tenue mécanique. Ce système astucieux permet, tout en ne nécessitant qu’une seule forme de module de base, de réaliser des conduits non seulement rectilignes mais aussi pouvant prendre des tournants.

Il est probable que les réseaux équipés de ces tuyaux bénéficiaient – quand ils étaient en bon état - d’un moindre taux de déperdition d’eau du fait de fuites que les canaux en pierres cimentées. Par contre le coût de leur installation devait être supérieur, même si le temps de mise en place était réduit de façon sensible. Il s’agissait de passer de matériaux gratuits à des modules manufacturés dont le prix devait d’ailleurs varier selon la qualité. En effet, on trouve parmi ces derniers des produits simplement cuits sans autres apprêts (comme ceux de marque Maurel cités plus bas) et d’autres avec l’intérieur vernissé (comme les Pichou-Mathieu). Sans oublier le coût du transport depuis l’usine, ce qui amène la recherche de l’origine de ces éléments.

Il est possible de dégrossir le problème en repérant les sceaux des fabricants.

Sur la belle pièce intacte de la figure 1 figure le sceau Maurel reproduit en figure 4. Aubagne est une petite ville des environs de Marseille. Elle a depuis de nombreuses décennies des activités de production de poteries aussi bien à usage domestique qu’industriel ou agricole. On voit tout de suite où se situe une des valeurs ajoutées : le transport, d’abord depuis Aubagne vers Marseille ; puis à bord d’un bateau allant en Corse. On peut balancer entre le terminus de Bastia s’il s’agissait d’un cargo moyen ou gros et celui de Saint-Florent avec un caboteur de petit tonnage. Restait ensuite le trajet jusqu’à Nonza, dans les 32 km depuis Bastia par le col de Teghime (540 m), seulement 20 depuis Saint-Florent.

Fig. 4 : Le sceau Maurel .

 

Y avait-il d’autres fournisseurs ? Assez proche de la pièce Maurel, j’ai relevé un tesson, celui de la figure 5. Fabricant : Jourdan ; localité de production : Aubagne. L’histoire commençait à se répéter.

Fig. 5 : Le sceau Jourdan.

 

Une collecte effectuée un peu plus loin a fourni le tesson de la figure 6, au nom de Pichou. Pas de localisation mais une variante de qualité déjà signalée plus haut, à savoir le vernissage intérieur du tuyau.

Fig. 6 : Premier sceau Pichou.

 

Ces échantillons avaient été trouvés dans la zone du réservoir N° 4. C’est dans les pentes de Cane Morto que les points d’interrogation relatifs au dernier fournisseur ont été levés. En deux étapes. La figure 7 révèle un nouveau sceau au nom de Pichou Mathieu. Fusion d’entreprises ou passage de l’héritage à un gendre ou neveu, simple prénom, etc. ? Peu importe. La localisation faisait toujours défaut, le préposé à l’application des sceaux ne se préoccupant guère de travail bien fini. Un A majuscule faisait bien penser à Aubagne derechef mais… C’est un tesson suivant (fig. 8) qui a livré les clefs du mystère. La fin du patronyme Mathieu (eh oui, le préposé travaillait encore à la va-vite) y était associée à un indiscutable Aubagne.

Fig. 7 : Sceau Pichou Mathieu N° 1.

 

Fig. 8 : Sceau Pichou Mathieu N° 2.

 

Mon complice et ami Jean-Sylvestre Nugues, nunzincais de souche et orfèvre comme je ne le serai jamais ès archives corses, a extrait de ces dernières une masse d’informations quant aux irrigations, aux motifs de leur développement au superlatif depuis la première moitié du XIXe siècle (culture du cédrat oblige), aux conséquences sociales impliquées (conflits, recours à des techniciens toscans, etc.) et au commerce des tuyaux. Il va publier un article très documenté dans la revue capcorsine Petre Scritte. Entre autres y figurera le facsimile d’une facture relative à l’achat de 1000 tuyaux du type décrit ci-dessus, de quoi construire dans la foulée un conduit de 500 m !

Pour de plus amples informations concernant les fabriques aubanaises, on consultera avantageusement deux ouvrages rédigés par Henri Amouric, Lucy Vallauri et Jean-Louis Vaysettes :
- Poteries d’eaux, qui traite de tout ce que la céramique a permis de fabriquer pour stocker, véhiculer ou manipuler des liquides. On y navigue donc des fontaines d’appartement aux pots de chambre en passant, bien sûr, par les tuyauteries abondamment illustrées.
- Des ateliers et des hommes, où on s’instruira sur les manufactures du sud-est de la France dédiées à la terre cuite. Des fiches nominatives informent entre autres sur leurs périodes d’activité, ce qui peut apporter d’excellentes précisions quant à la chronologie de nos réseaux d’irrigation.

Je me pose une question purement physique qui peut éventuellement concerner les conduits enterrés anciens mais surtout les enfilades de tuyaux. Dans les terrasses de Cane Morto, je viens de relever un dénivelé total de plus de 35 m (avec un angle de 40 degrés). Or, dans un conteneur fermé, la pression au point bas augmente de 1 bar tous les 10 m supplémentaires de hauteur d’eau. On peut donc s’attendre, sur la colonne citée à une pression de 3,5 bar près de la route. De quoi malmener bien des scellements au ciment…

On objectera que l’eau était destinée à une distribution, pas à rester dans les tuyaux et que ceux-ci devaient être branchés sur des regards de dérivation qui faisaient chuter la pression. Adepte de la Loi de Murphy, j’imagine la situation où les bouchages permettant de respecter la loi de distribution seraient par erreur tous fermés… Mais si les regards ont une face supérieure ouverte ? Pensez alors à la situation où tout est fermé en aval. Débordement et ennuis avec les voisins. Or la précaution consistant à délester vers un réservoir n’est guère employée ici. Le seul que j’aie recensé, LE réservoir N° 30, de Cane Morto (voir le chapitre y relatif), n’est pas installé dans cette séquence de terrasses… Peut-être ce long conduit de descente était-il uniquement destiné à alimenter un passage sous la route, vers les terrasses en contrebas, et donc à couler en permanence. J’y reviendrai dans le chapitre sur ces passages.

La photo 9 m’incite à avancer une dernière hypothèse : elle est prise en contrebas de la route, sur un conduit en tuyauteries qui alimente en aval le grand réservoir N° 5. En les posant simplement, sans berceau cimenté, sur les marches, on a fait descendre aux tuyaux cimentés entre eux un escalier de passage entre deux terrasses. Il me semble que cet ensemble est redoutablement fragile. Qu’il soit heurté au passage par un pied, un outil ou une charge quelconque et la fuite n’est pas loin. On en vient à penser à un souci de mise en service rapide ne se préoccupant pas trop de la fiabilité. Et à considérer du même œil le conduit de la figure 2 ainsi que les descentes verticales le long de murs comme celle citée à propos de la partie haute du chemin d’Olcani et les deux en amont du réservoir N° 5… et qui suivent immédiatement en aval le conduit vite-fait de la figure 9. Même concepteur ?

Fig. 9 : Une descente de tuyaux posée sur un escalier.

 

On ne trouve pas que des tuyaux parmi les éléments en terre cuite. Lors d’une exploration de parcelle en dessous de Navaccela, j’ai recueilli un tesson de tuile qu’on voit en figure 10. Il se trouvait loin de toute construction qui aurait été coiffée d’une toiture en tuile. Par ailleurs il provient de la partie évasée de la tuile et a été cimenté sur la face convexe, ce qui correspond à un rôle de canal d’écoulement soit sur un toit (mais de quoi ?) soit dans un dispositif d’irrigation.

Fig. 10 : Une tuile qui a probablement servi de conduit.

 

Par chance, le tesson porte un sceau assez bien conservé, portant le nom de la fabrique : Guichard Carvet & Cie et sa localisation à Marseille. J’ai recensé quelques autres débouchements ou déversoirs à travers des murs de terrasses et recourant aussi à des tuiles, mais sans trouver d’autre sceau (quand la tuile est encore bien scellé par son ciment, j’évite naturellement de tenter de la disjoindre…).

Moins gourmands en énergie pour leur fabrication puisque ne demandant pas de cuisson, les tuyaux en ciment pouvaient être économiquement intéressants. Ils n’ont pourtant pas été utilisés autant que les terres cuites aubanaises. On en trouve le long du chemin de Nonza à Olcani (figure 11) au-dessus du second segment déjà étudié. Sur le même chemin, j’ai déjà signalé les quelques décamètres de rigoles jumelles en ciment et de fabrication locale.

Fig. 11 : Un tuyau en ciment (et moussu) sur le chemin d’Olcani.

 

Les tuyaux en acier ne pouvaient manquer ensuite de faire leur apparition. On en recense en plusieurs endroits mais curieusement, leurs réseaux semblent avoir été assez souvent disloqués comme dans les terrasses A Limea. La corrosion les a en général bien dégradés, proximité de la mer et abondance des vents d’ouest chargés d’embruns aidant.

Fig. 12 : Un tuyau en acier empruntant un passage sous route ancien et suivant ensuite un canal suspendu du même âge.

 

Depuis quelques années, quelques modestes mais louables reprises de cultures potagères et fruitières à usage familial ont amené leurs jardiniers à recréer des réseaux d’irrigation. Ils ont alors recouru aux modernes tuyaux en PVC, plus souvent désignés sous le vocable « Plymouth », et à leurs accessoires bien pratiques de robinets, branchements, etc. Ce que je trouve intéressant est le fait que ces conduits sont très souvent placés dans les anciennes rigoles en lauzes et passent dans des traversées de murs tout aussi vénérables. On peut y voir un hommage à la compétence des techniciens de jadis en matière de nivellement, même si l’étanchéité du nouveau réseau permet de faire remonter certaines pentes à l’eau…

Adresses utiles :

(1) Association des amis du site de Nonza, siège social : 20217 NONZA

(2) jeanpierreguillet[at]free.fr


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© CERAV
Le 6 octobre 2009 / October 6th, 2009

Référence à citer / To be referenced as :

Jean-Pierre Guillet
Dispositifs d'irrigation à Nonza au Cap Corse (Haute-Corse) (Irrigation devices at Nonza in the Cap Corse region, Haute-Corse)
11 - Les conduits de facture industrielle (Factory-made pipes)
http://www.pierreseche.com/conduits_industriels.htm
6 octobre 2009

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