ARCHITECTURE VERNACULAIRE

CERAV

DISPOSITIFS D'IRRIGATION À NONZA AU CAP CORSE (HAUTE-CORSE)

Irrigation devices at Nonza in the Cap Corse region, Haute-Corse

Jean-Pierre Guillet

 

15 - SYNTHÈSE DES OBSERVATIONS DES IRRIGATIONS ANCIENNES DE NONZA

Les quatorze rapports que Pierre Sèche a mis en ligne sur le sujet des irrigations anciennes de Nonza présentent un avantage, diffuser des données relatives à un patrimoine en péril peu connu, et un assez gros défaut, celui d’un ensemble qui a tout d’un cadavre exquis. Il y manque des éléments simples comme des cartes et plans permettant de se faire une idée globale du réseau, des tableaux de mesures, etc. Je vais tâcher de combler, au moins en partie, cette carence.

Fig. 1 : Nonza et son Rocher vus côté nord.

Le village de Nonza est sis sur la côte occidentale du Cap Corse (figures 1 et 2). Sa partie la plus ancienne fut bâtie sur le Rocher (prière de ne pas oublier la majuscule !) qui offrait un site quasi idéal pour un poste de défense et de guet. D’ailleurs l’étymologie de son nom – Castrum Nuntiae, le Camp de l’annonce, de l’avertissement – traduit bien sa spécificité de surveillance, surtout sur ce qui arrivait de la mer, pirates barbaresques, Génois venus faire fructifier leur possession, Français décidés à occuper le territoire acheté à Gênes, etc. C’est là l’aspect « citadelle ». Par ailleurs la fertilité de la terre et l’abondance d’eau ont dû susciter très tôt dans le Cap des vocations agricoles. La finalité n’était pas seulement d’autarcie mais aussi de commerce de fruits, vin, céréales, huile d’olives, etc. Il s’en exportait jusqu’en Italie, vers Gênes en particulier.

Fig. 2. Nonza sur la carte IGN. Les pointillés bleus délimitent mes zones de prospection.

Eu égard au relief, la mise en valeur du terrain imposait le recours à des terrasses avec des murs de soutènement en pierre sèche implantés sur des pentes atteignant 40 à 50 degrés de façon non exceptionnelle. La figure 3 présente une carte postale datant de 1910 et couvrant la zone la moins accidentée. La figure 4 est une vue, en 2004, d’un ensemble de terrasses proche du village et qui avait été débroussaillé pour évaluer la faisabilité d’une réimplantation de cédrats. On ne s’étonne pas de rencontrer un peu partout des murs de 2 à 3 m de hauteur. Un peu plus exceptionnels, certains atteignent 5 m.

Fig. 3 : Les terrasses d’autrefois, jusqu’en bordure de mer.

 

Fig. 4 : Les terrasses « e limie » (les cédrats en langue corse) démaquisées en 2004.

Ces cultures d’avant le XIXe siècle demandaient, certes, de l’arrosage mais en quantité modérée par rapport avec ce qu’ont nécessité ensuite les vergers de cédrats. Ces agrumes offraient une rentabilité bien supérieure, avec la contrepartie d’exiger beaucoup plus d’eau. Les sources situées à proximité des terrains les plus favorables ne suffisaient pas. Il a donc fallu aller chercher plus haut. Mais son acheminement a dû tenir compte de trois types de structures :
- le relief d’origine,
- les chemins existants qui pouvaient offrir un support commode mais pas toujours incliné dans le bon sens,
- les terrasses qui, outre l’importante modulation qu’elles apportaient au nivellement, étaient propriétaires, d’où de fortes réticences à céder à des concurrents des mètres carrés précieux désormais non cultivables, avec également des motifs d’opposition plus politiques.

En effet, si certains vergers riverains des ruisseaux – propriété de la mairie – pouvaient s’y abreuver, d’autres sis à distance, propriétés individuelles ou de sociétés d’exploitants, se voyaient interdits d’y puiser par canal interposé. Il fallut donc que les concernés se rabattent sur les sources assez nombreuses mais dans nombre de cas elles aussi propriétaires. Puis ils ont dû amener le liquide jusqu’aux lieux d’utilisation, ceci en trouvant des solutions aux trois impératifs cités. Outre le volet horticole pur, l’affaire impliquait un volet social complexe : entre les impératifs de compétence technique, les détournements de sources, les procès, la mise en place d’un droit des eaux, etc., le tableau de cette saga s’est révélé bien plus tors que la première image assez Rousseauiste – les magnifiques réalisations d’une communauté soudée et débordante d’initiatives – que je m’étais peinte. Nombre d’informations que je citerai sont tirées d’une publication de Jean-Sylvestre Nugues (L’irrigation des bassins du Guadoni et du Sottu a l’Ortu à Nonza au XIXe siècle, A Cronica (Association Petre Scritte), N° 30,  octobre 2009).

Ce qui en a résulté est un réseau dense de sources, canaux et réservoirs qui visait à tirer le meilleur parti possible du territoire, en fait à ne pas négliger la moindre petite surface exploitable. Il est probable qu’il y ait eu un réseau plus ancien et plus modeste. En effet, le cadastre de 1861 comporte des tracés de parcelles quasiment superposables à ceux du cadastre de 1975, à quelques différences près dues pour la plupart à la création vers 1871 de la route D80. Une telle stabilité autorise à penser qu’il en allait de même depuis tout aussi longtemps et même plus : on ne change pas au petit bonheur la position ni la taille d’une terrasse et c’est le tracé des terrasses qui définit les parcelles… Mais il ne faut guère espérer trouver des vestiges du réseau ancien puisque le nouveau a le plus souvent repris les mêmes tracés avec des techniques plus modernes et en nettoyant avant de reconstruire.

La figure 6 montre un panorama de la zone principale pris depuis la « Plage noire ». Elle révèle l’aspect actuel des terrasses bien dégagées de la figure 4. Au début du XXe siècle, le désintérêt pour le cédrat a amorcé un abandon de l’entretien des parcelles. L’hécatombe humaine de la Grande Guerre a accéléré le processus, de même que le coût de revient supérieur de l’agriculture de montagne. Le maquis a investi le terrain à grand renfort d’arbres divers, chênes verts ou kermès, frênes, etc., avec, pour les solidariser, des plantes grimpantes, ronces, salsepareilles et autres, le tout bien pourvu en épines. La figure 6 donne une bonne idée du genre de feutrage auquel je dois de me résigner à ne pas explorer une bonne moitié de la surface intéressante. Qu’on y ajoute le type de rencontre possible illustré par la figure 7 et on appréhendera mieux le charme du métier de recenseur en irrigations dans le Cap.

Fig. 5a : Panorama, depuis la plage, de la zone d’implantation du réseau.

 

Fig. 5b : Panorama, depuis la plage, de la zone d’implantation du réseau.

 

Fig. 6 : Un maquis xénophobe.

 

Fig. 7 : Pour lors pas agressif mais sait-on jamais…

La végétation et les intempéries ont une action destructrice envers les ouvrages en pierre sèche ou pas : les racines déchaussent les murs et fissurent les réservoirs ; le poids parfois considérable des troncs et houppiers entraîne d’innombrables effondrements que l’eau des précipitations accélère par un travail de sape ou carrément en érodant les pierres des constructions. Les animaux errants, bovins en liberté et surtout sangliers ravagent murs et chemins. Et parfois l’homme s’en mêle…

Il résulte de tout ceci que le relevé complet du réseau ancien restera à jamais impossible, une notable partie en étant maintenant à l’état de caillasses dispersées. Il reste cependant quelques moyens d’en esquisser la géométrie. D’abord en approfondissant l’analyse des archives. Je suis bien incapable d’effectuer ce travail, ne connaissant pas le corse, l’italien et les dialectes locaux qu’on rencontre aussi, sans faire silence sur les typographies. Mais Jean-Sylvestre Nugues a réalisé – lui aussi avec le souci de sauvegarder, en les transcrivant, des données fragiles – un considérable travail de traduction et mise en ordre. Au gré des contrats, commandes, factures et même procès, de multiples indices peuvent contribuer à atténuer certains flous.

Pour l’heure, on peut avancer quelques chiffrages approximatifs. Au meilleur de leur exploitation, on devait pouvoir compter sur quelques dizaines de sources diversement aménagées. Côté réservoirs, en ajoutant à ceux que j’ai visités des indications d’habitants du village et d’autres trouvées sur le plan cadastral, on peut avancer le nombre d’une trentaine entre la route et le rivage et au moins une vingtaine au-dessus de la route, soit une cinquantaine au total. C’est une belle valeur pour un territoire d’une centaine d’hectares…

Pour ce qui est de la recherche de terrain, où je suis plus à l’aise, un travail moins spectaculaire et plus « de fourmi » peut ajouter des repérages de morceaux de canaux et de conduits qui validera mieux les hypothèses sur les tracés. À un hic près : celui de la cartographie de base.

On le voit aisément sur la figure 2, les cartes au 1/25 000e n’offrent pas une définition suffisante pour placer avec précision les repères des ouvrages. Le plan cadastral est à une meilleure échelle mais on n’y trouve aucune indication de nivellement et – pire – s’il indique les contours des parcelles, les tracés des terrasses – de leurs murs en fait – n’y figurent pas.

J’ai fait un loyal essai de repérage au GPS assorti de mesures de distances et de hauteur, en espérant ainsi – un autre travail de fourmi – dresser moi-même la carte, au moins de certaines parties de la zone. La précision standard du GPS rendait l’entreprise douteuse en coordonnées absolues mais peut-être qu’en relatif… Las ! Le relief, qui masque souvent un ou plusieurs satellites, ajouté aux erreurs probables dues au couvert végétal, a scellé le destin de cette manip. J’ai cherché s’il était possible, avec un appareil plus moderne, de m’affilier au système européen EGNOS qui, moyennant le recours à une ou des balises terrestres, améliorerait sensiblement la donne. Je n’ai à ce jour pas déniché d’interlocuteur susceptible de m’informer.

Alors, entreprises désespérée ? Il se pourrait que non ! Depuis quelques années se multiplient les relevés de terrain par LIDAR. C’est un système de télémétrie laser multifréquences effectué depuis un aéronef et qui réalise la prouesse de relever l’altitude du vrai sol en éliminant l’erreur due à la couverture végétale. Il opère sur plusieurs points au mètre carré et la précision est de l’ordre de 0,3 à 0,4 m en horizontal et peut descendre à 0,15 m en vertical. L’IGN compte entreprendre dans les années qui viennent un relevé des côtes françaises de Méditerranée (Corse comprise) avec une couverture de 2 km vers l’intérieur des terres. On imagine sans peine que je vais suivre l’affaire de très, très près.

Cette évocation prospective amène quelques explications provisoires quant à l’avenir du réseau. Outre le site Pierre Sèche, un autre acteur local s’intéresse aux irrigations anciennes de Nonza, à savoir l’Office de l’Environnement de la Corse (OEC). Une de ses premières actions a consisté à inclure une précédente synthèse des relevés dans l’enquête européenne REMEE (Redécouvrons Ensemble les Mémoires de l’Eau en Méditerranée) avec la participation de l’association A Rinascita di u vecchiu Corti. Par ailleurs et depuis la fin de 2010, un autre projet fait cahin-caha son chemin, à savoir celui d’un sentier du patrimoine.

Ce type d’action, également patronnée par l’Europe, consiste en une restauration de structures anciennes, essentiellement du domaine public. Dans le cas présent, il s’agirait de remettre en état un circuit constitué d’anciens chemins en calade, passant à proximité d’un bon nombre d’ouvrages d’irrigation (ressortant, eux, du domaine privé). Une signalétique bien peaufinée en détaillerait la nature et l’histoire aux randonneurs. L’OEC possédant une excellente expérience en matière de pierre sèche gèrerait ainsi une équipe dont les ouvriers – chômeurs de longue durée, jeunes sans diplômes, femmes également au chômage, etc., se verraient dispenser une formation valorisante. À Nonza, l’affaire devrait se combiner avec une opération de remise en état des terrasses agricoles dont je ne connais ni le détail ni le planning. À suivre donc…

La synthèse actuelle des relevés est résumée dans le plan 8. C’est un facsimile de plan cadastral allégé par suppression des numéros de parcelles, colorisé et annoté pour en améliorer la lecture.

Fig. 8 : Report sur le plan cadastral des emplacements de canaux et de réservoirs.

 

Adresses utiles :

(1) Association des amis du site de Nonza, siège social : 20217 NONZA

(2) jeanpierreguillet[at]free.fr


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© CERAV
Le 1er juin 2011 / June 1st, 2010

Référence à citer / To be referenced as :

Jean-Pierre Guillet
Dispositifs d'irrigation à Nonza au Cap Corse (Haute-Corse) (Irrigation devices at Nonza in the Cap Corse region, Haute-Corse)
15 - Synthèse des observations des irrigations anciennes de Nonza (Old irrigation systems at Nonza: a summary)
http://www.pierreseche.com/nonza_synthese.htm
1er juin 2011

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